Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).( Télécharger le fichier original )par Eric FARGES Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013 |
L'institution pénitentiaire et ses réformes au prisme de ses acteursLa lecture foucaldienne faite par Robert Castel du concept de « total institution » développé par Erving Goffman a contribué, d'après nous, à orienter davantage la sociologie carcérale sur le sens des réformes plutôt que sur leur origine, leur ôtant ainsi toute historicité. La conception de la réforme carcérale développée par Surveiller et punir a également favorisé une approche où les acteurs apparaissent secondaires au regard de la rationalité de l'institution qui est, selon Michel Foucault, de gérer les illégalismes. Pour ce spécialiste de l'histoire des idées, ainsi que pour Robert Castel, l'institution surdétermine le comportement des individus, dont l'analyse est ainsi reléguée au second plan. Une institution peut-elle être pensée en dehors des acteurs qui la composent ? Ce travail de thèse est partie de l'idée que la réalité sociale doit être comprise par les jeux qui s'exercent entre, d'une part, les dispositifs de pouvoir et, d'autre part, les stratégies et les idées qui animent les acteurs. On a ainsi tenté de montrer que l'évolution de l'organisation des soins en prison était autant le fait de facteurs institutionnels (poids du Médecin-inspecteur, autonomie de la DAP) que de stratégies personnelles (par exemple de Solange Troisier) ou encore de croyances portées par ceux qui constituent la prison. L'institution carcérale n'est pas uniquement, ce à quoi conduirait une application trop stricte de la pensée de Michel Foucault, un ensemble de règlements, de procédures et de pratiques. On ne peut rendre compte de la prison qu'au croisement d'un ensemble de dispositifs concrets ainsi que d'acteurs qui les mettent en oeuvre et les transforment. C'est pourquoi l'analyse des politiques carcérales suppose, comme toute analyse de politiques publiques, une sociologie de ses acteurs. Celle-ci doit attentive non seulement à leurs intérêts respectifs mais aussi aux croyances qui les animent. Sans exagérer le rôle de ces dernières, on a pu observer que les professionnels de la prison sont animés par une certaine représentation de cette institution. Celle-ci semble avoir considérablement évolué depuis les années soixante. La dénonciation de la coupure entre la prison et le reste de la Cité, qui fut l'oeuvre des militants de la cause carcérale, a abouti à l'idée de « décloisonnement ». Après avoir fortement variée selon les acteurs en présence, la signification de ce terme semble s'être stabilisée avec l'alternance de 1981 lorsque des acteurs militants ont acquis des positions de pouvoir au sein de l'Administration pénitentiaire. C'est à partir de l'idée de décloisonnement qu'ils ont tenté de réformer les différentes dimensions de la prise en charge des détenus (médicale mais aussi culturelle, éducative, etc.). C'est toujours en se fondant sur cette même idée que des magistrats entreprirent au début des années quatre-vingt-dix une réforme qui aboutit à la loi du 18 janvier 1994. Il nous semble ainsi souhaitable d'adopter une approche moins restrictive de la prison et de ses réformes. Tant du fait de l'influence de Michel Foucault que de la lecture castelienne de l'oeuvre de Goffman, la sociologie carcérale a beaucoup privilégié la question du sens de ces réformes : la prison est-elle encore une institution totale ? La prison contribue t'elle encore à la mise à l'écart des déviances ? Si ces questions sont heuristiques, elles ne doivent pas pour autant reléguer au second plan la question du « comment » : comment ces réformes se traduisent-elles ? Qui les mettent en oeuvre? Comment évolue au cours du temps un même dispositif en fonction de ceux qui l'appliquent ? Il serait à ce titre intéressant de dresser une sociologie plus fine des acteurs pénitentiaires (surveillants, éducateurs, enseignants, soignants, directeurs, magistrats, etc.), notamment à travers une approche diachronique1958(*). Ce regard plus sociologique, et ainsi moins idéologique, sur la prison aurait peut-être pour conséquence de souligner que la prison évolue en dehors des moments de réforme souvent privilégiés dans l'analyse. Elle peut permettre de relativiser l'importance du volontarisme politique dans la transformation de la prison. Si celui-ci est parfois un vecteur de transformation de la prison1959(*), l'institution carcérale évolue également par petites touches, du fait notamment du renouvellement des hommes en place. L'intervention d'internes davantage politisés suite aux « années 68 », l'arrivée d'une nouvelle génération de praticiens au début des années quatre-vingt ou de magistrats membres du Syndicat de la magistrature à la DAP sont autant d'exemples de ce mode d'évolution de la prison. Loin des effets d'annonce, des commissions parlementaires et des lois pénitentiaires, l'institution carcérale se transforme par le renouvellement de ceux qui y travaillent1960(*). Peut-être la prison se transforme-t'elle autant, voire davantage, ainsi que suite à des coups de boutoirs spectaculaires que retiennent le plus souvent les médias ? En matière de santé en milieu carcéral, ces derniers ont surtout conservé à l'esprit, aujourd'hui encore, le livre fracassant publié par Véronique Vasseur1961(*). Certains lui ont même attribué, à tort bien sûr, la réforme de la médecine pénitentiaire. Interrogés sur son ouvrage, les médecins rencontrés se sont montrés très partagés. Tout en soulignant son côté peu vraisemblable, et sensationnel, destiné à plaire à un large public, la plupart ont cependant considéré qu'il était préférable que ce livre ait été publié du fait de la médiatisation de la prison qu'il a rendue possible. Il apparaît très difficile d'en percevoir tous les effets1962(*). Quelque soit le bien fondé de cette prise de parole1963(*), cette exemple atteste qu'au-delà d'un certain niveau il serait légitime, voire nécessaire, de témoigner à l'extérieur de certaines pratiques jugées « scandaleuses ». L'obligation de réserve qui s'impose aux fonctionnaires en vertu de la jurisprudence administrative peut cependant parfois être un obstacle à un tel témoignage1964(*). Ce devoir de témoigner apparaît bien sûr d'autant plus fondamental au sein des institutions fermées, telle que la prison, caractérisées par leur autonomisation à l'égard du social. C'est ce degré de fermeture qui rend d'autant plus nécessaire de penser les conditions permettant un réel contrôle de l'institution carcérale. * 1958 Il serait à cet égard intéressant d'effectuer une sociologie des procédures de recrutement de ces professionnels ainsi que de leur formation. On a par exemple, à cet égard, évoqué les conséquences de la création d'un concours externe de directeur d'établissement dans les années soixante-dix provoquant une élévation sensible du niveau de diplôme à mesure qu'apparaissait un chômage de masse. Il en est de même aujourd'hui des surveillants dont le niveau de diplôme s'est considérablement accru. * 1959 ARTIERES Philippe, LASCOUMES Pierre, SALLE Grégory, « Gouverner, enfermer...» art.cit., p.40. * 1960 Peut-être encore plus que pour les autres administrations, on peut regretter en matière pénitentiaire le fait que la fonction publique favorise une logique de carrière, établissant peu de passerellles entre les différents corps d'Etat. * 1961 VASSEUR Véronique, Médecin-chef à la prison de la Santé, Le cherche midi, Paris, 2000. * 1962 Le fait que les deux rapports des commissions d'enquête parlementaires, jugés éloquents, n'aient pas débouché finalement sur une réforme pénitentiaire ne préjuge cependant pas des effets que cet ouvrage, et ces rapports, ont pu avoir sur les consciences. * 1963 Beaucoup de praticiens et de membres de l'Administration pénitentiaire reprochèrent à Véronique Vasseur de ne jamais avoir signalé en interne ce qu'elle a dénoncé dans son livre. La publication d'un nouvel ouvrage sensationnel en 2005 concernant l'hôpital public où elle travaillait depuis 2001 attesterait d'une certaine propension à « dénoncer », probablement à des fins commerciales.. * 1964 C'est à ce titre que certains demandent l'inscription dans le droit français d'un statut protecteur de « lanceur d'alerte » pour les fonctionnaires (SOS Fonctionnaires-victimes, « Une loi pour protéger les lanceurs d'alerte de la fonction publique », Médiapart, 1/12/2012). |
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