Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).( Télécharger le fichier original )par Eric FARGES Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013 |
Un contrôle indépendant des conditions de détention comme étape supplémentaire dans le décloisonnement l'institution carcéraleLa prison est une institution dont le principal trait distinctif est son degré de fermeture. Pourtant, on l'a vu au cours de cette thèse, loin de l'image d'une institution immobile, les conditions de détention se sont considérablement transformées depuis les années soixante-dix. La prison n'en demeure certes pas moins une institution totale. Le jour où elle ne tentera plus d'exercer cette emprise sur les détenus, elle ne sera alors plus une prison et sera consacrée une nouvelle institution que certains appellent de leurs voeux. Poussée dans ses extrêmes, l'idée de « décloisonnement », retracée dans cette thèse, n'est d'ailleurs peut-être pas moins une forme d'abolitionnisme progressif de l'institution carcérale. La coupure qui caractérise la prison ne s'observe pas uniquement dans les conditions de détention mais également dans l'organisation même de l'Administration pénitentiaire. Pendant longtemps, cette administration centrale fut ainsi pilotée par des cadres propres à la Pénitentiaire ou quelques magistrats qui entretenaient peu de liens avec les administrateurs civils des autres ministères. On a pu également observer cette coupure par la faible capacité de cette Administration à s'exposer médiatiquement. Son souci de discrétion a conduit la Pénitentiaire à une gestion interne de certains problèmes, comme ce fut le cas en matière de sida. Si elles se réfèrent à un passé révolu, ces remarques n'en conservent pas moins une certaine pertinence aujourd'hui. Cette tendance au repli qui caractérise l'Administration pénitentiaire rend d'autant plus indispensable que les conditions de détention soient contrôlées1965(*). Apparaissent dès lors primordiales les modalités de ce contrôle. Sans jeter l'opprobre sur de nombreux praticiens qui ont exercé dignement leur fonction, on a pu relever au cours de cette thèse certaines dérives qui ont contribué à jeter le discrédit sur la médecine pénitentiaire : usage disciplinaire de la ceinture de contention, visites médicales éclaires faute de respect des temps de travail, rôle exagéré conféré à des surveillants, voire à des détenus, ou encore maintien en place de certains praticiens défaillants. Ces pratiques auraient peut-être pu être évitées à l'aide d'un contrôle médical indépendant. Le second Médecin-inspecteur, Solange Troisier, n'assurait pas à l'évidence cette fonction. Rattachée au directeur de l'Administration-pénitentiaire, elle disposait d'une conception très politique de son rôle. Son principal objectif était d'ériger une spécialité médicale nouvelle dont elle aurait pris la tête. Ses visites d'établissement étaient surtout l'occasion, comme on l'a vu, de convaincre les praticiens à ses propres idées (valorisation de cette discipline) ou aux impératifs pénitentiaires (baisse du nombre d'hospitalisations civiles). Deux conditions ont favorisé cette dérive. Les conditions de nomination du Médecin-inspecteur étaient, tout d'abord, en contradiction avec l'importance de sa mission. Outre qu'il était seul à pouvoir contrôler les conditions de prise en charge sanitaire des détenus faute d'intervention du ministère de la Santé, le Médecin-inspecteur exerçait d'un pouvoir d'injonction sur ses collègues exerçant en détention lors de situations conflictuelles : grèves de la faim ou révoltes de détenu. Pour ces raisons, il aurait du être nommé selon une procédure collégiale devant faire l'objet d'un contrôle politique des différents partis. Pourtant, le Médecin-inspecteur était nommé en Conseil des ministres sans aucun contrôle des chambres parlementaires et son choix apparaissait purement discrétionnaire. On l'a vu, c'est probablement sa proximité avec Mme Messmer, et plus largement avec les réseaux politiques dans lesquels elle était intégrée, qui a permis à Solange Troisier d'être nommée en septembre 1973 par Pierre Messmer, alors Premier ministre. Le choix d'un Médecin-inspecteur trop politisé a eu d'autant plus de conséquences que celui-ci exerçait ses fonctions de manière indéterminée puisque la décision relevait du seul pouvoir exécutif. Pour qu'un contrôle soit réalisé de manière indépendante, il apparaît nécessaire que celui qui l'exerce soit nommé pour une période limitée et non-reconductible. C'est parce que Solange Troisier pouvait espérer conserver son poste de façon indéterminée, qu'elle a investi la médecine pénitentiaire comme un secteur dont elle pouvait devenir la « patronne ». Plutôt qu'un rôle d'inspection et de contrôle, elle a ainsi davantage exercé une fonction de leader d'un groupe professionnel. Au regard de ces deux conditions nécessaires au respect d'un contrôle indépendant des prisons, on peut se féliciter de la création en 2007 du Contrôleur général des lieux de privation de liberté sous la forme d'une Autorité administrative indépendante1966(*). Nommé par décret du Président de la République, en raison de ses compétences et de ses connaissances professionnelles, après avis de la commission compétente de chaque assemblée, pour une durée de six ans, non renouvelable, le Contrôleur ne peut exercer un emploi public, une activité professionnelle ou un mandat électif. Ces conditions semblent favorables à assurer son indépendance. Le premier Contrôleur nommé, Jean-Marie Delarue, fut d'ailleurs salué par tous les acteurs du secteur pour sa compétence et son indépendance. Bien que dépourvu d'un pouvoir d'injonction et doté de moyens limités1967(*), les recommandations qu'il a effectuées ont bénéficié d'importantes retombées médiatiques. L'institution d'un contrôle indépendant des conditions de détention semble s'inscrire dans la dynamique de décloisonnement initié dans les années soixante-dix. Elle part du même refus de considérer la prison comme un lieu devant être tenu à l'écart de la société. C'est dans cette même direction que devait s'inscrire la loi n°2009-1436 du 24 novembre 2009 dite loi pénitentiaire, qui consacre dans le chapitre III de son titre Ier les droits et devoirs reconnus aux personnes détenues. Son ainsi consacrés le droit au maintien des liens familiaux grâce à l'amélioration des visites et à une plus grande facilité d'usage du téléphone ou encore le droit au travail et le droit à la formation. Ce texte peut sembler novateur en ce qu'il regroupe en un seul et même document les normes pénitentiaires, et ce conformément à la demande formulée en 2000 par Guy Canivet dans son rapport sur les conditions de contrôle des prisons1968(*). En dépit de quelques progrès, cette loi serait cependant décevante, traduisant même selon Martine Herzog-Evans une régression en la matière1969(*). Les droits proclamés seraient vidés de tout contenu tant les justifications permettant d'y déroger seraient larges. Ainsi, le droit à l'information pourrait être limité dès lors que des publications contiendraient « des propos ou signes injurieux ou diffamatoires à l'encontre des agents et collaborateurs du service public pénitentiaire ainsi que des personnes détenues ». Les déceptions liées à cette loi, et à l'inverse l'oeuvre du Contrôleur général, viennent rappeler que le décloisonnement, et plus généralement l'amélioration des droits des détenus, n'est pas un processus linéaire qui avancerait conformément à la marche de l'Histoire. La transformation de l'institution carcérale est l'oeuvre d'individus porteurs d'une certaine représentation de l'incarcération et du sens de la peine. A partir de leurs positions variés (militant associatif, surveillant, directeur d'établissement, visiteur de détenus, chargé d'administration centrale, etc.), ils tentent d'infléchir les conditions de détention dans un sens ou dans un autre. C'est à cette sociologie politique des acteurs de la prison, et de ses réformes, que ce travail de thèse a tenté de contribuer. * 1965 C'est d'ailleurs pour pallier l'abscence d'un tel contrôle que le journaliste lyonnais Bernard Bolze a lancé en 1991 la création d'un Observatoire indépendant des prisons qui diffuse toujours une revue bimestrielle (Dedans dehors), un guide du prisonnier ou encore un rapport annuel. Après avoir été présidé par Florence Aubenas (2008-2012), l'OIP est actuellement présidé par Antoine Lazarus. * 1966 Loi n° 2007-1545 du 30 octobre 2007 instituant un Contrôleur général des lieux de privation de liberté. * 1967 Dotée d'environ 35 contrôleurs, l'équipe du Contrôleur général a visité en 2012 159 établissements, soit 665 depuis sa création, sur un total de 5.219 lieux privatifs de liberté (prisons mais aussi zones de rétention administrative, centres éducatifs fermés, hôpitaux psychiatriques, locaux de garde à vue, etc). CGLPL, Rapport d'activité 2012, disponible en ligne sur le site : http://www.cglpl.fr/. * 1968 ECOLE NATIONALE D'ADMINISTRATION, L'Administration pénitentiaire et les droits des personnes détenus, Mémoire d'approfondissement n°9, promotion Robert Badinter, février 2011, 52p. * 1969 HERZOG-EVANS Martine, « Loi pénitentiaire n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 : changement de paradigme pénologique et toute puissance administrative », Recueil Dalloz, 2010, pp. 31 et suiv. |
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