Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).( Télécharger le fichier original )par Eric FARGES Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013 |
Le projet d'une « médecine pénitentiaire » au croisement d'une double dynamique médicale et carcéraleMédecine aérospatiale, angiologie, gérontologie, traitement de la douleur, foetopathologie... Les études médicales se sont profondément complexifiées depuis une trentaine d'années. Cette spécialisation, au sens large du terme, résulte en partie d'un travail de mobilisation de la part des professionnels concernés comme l'a mis en évidence la sociologie des professions. L'arrêté du 26 avril 2007 consacrant la Capacité d'acupuncture ou l'arrêté du 21 avril 2004 instituant le Diplôme d'études spécialisées complémentaire qualifiant (DESC II) en gériatrie attestent sans nul doute du « succès » du « travail de légitimation » opéré par des médecins engagés dans une nouvelle pratique. « Ce groupe doit alors convaincre le milieu médical qu'il y possède une place spécifique », observe Isabelle Baszanger1956(*). La sociologie des professions fut utile pour analyser le travail de légitimation interne et externe effectué par les médecins pénitentiaires afin d'être reconnus par leurs pairs. On a ainsi montré comment Georges Fully puis Solange Troisier ont oeuvré à délimiter une identité de praticien pénitentiaire . Par le biais d'articles scientifiques et de congrès, les deux Médecins-inspecteurs ont tenté de mettre en évidence l'existence d'une « pathologie carcérale » ainsi que le rôle spécifique attribué au médecin en prison. Parce qu'il est seul apte à traiter de certains troubles propres au milieu carcéral, comme la simulation ou la grève de la faim, mais aussi parce qu'il dispose d'une position très particulière entre le détenu et l'Administration, le médecin pénitentiaire devrait disposer du monopole de l'exercice médical en prison. Il doit pour cela, estiment Georges Fully et Solange Troisier, bénéficier d'une formation permettant de délimiter certains standards de pratique homogènes à tous les praticiens : que faire face à une grève de la faim ? Comment rédiger un certificat médical de coups et blessures ? Quels doivent être les rapports du médecin avec le Juge d'application des peines ? A partir de quel moment l'état de santé d'un détenu doit-il être jugé incompatible avec des mesures disciplinaires, voie avec la détention elle-même? Les réponses à ces questions dépassent cependant largement le seul domaine médical et relèvent ainsi tout autant de la médecine que de la politique carcérale. Ainsi la spécialisation médicale ne peut être réduite à un phénomène relevant seulement des praticiens. En cela, l'analyse d'une spécialisation médicale suppose « de sortir des problématiques n'abordant la médecine qu'à partir des seuls médecins pour intégrer dans l'analyse non seulement les auxiliaires médicaux, sans qui le pouvoir médical ne serait pas ce qu'il est, mais tous ceux qui - scientifiques, ingénieurs, religieux, agents de l'État, administratifs, notables - sont investis dans le champ et entretiennent avec les médecins des relations de collaboration et de concurrence »1957(*). C'est pourquoi si les Médecins-inspecteurs exercèrent un rôle-clef, la dynamique de reconnaissance de la médecine pénitentiaire fut également l'oeuvre d'autres acteurs. On a tenté de souligner, en dépit de sources parfois lacunaires, le rôle exercé par certains magistrats de l'Administration pénitentiaire dans ce travail. Mais surtout, on s'est attelé à mettre en évidence les enjeux non-médicaux de cette dynamique de spécialisation médicale. De la définition de cette activité découlent de nombreuses conséquences sur la régulation d'un établissement pénitentiaire. C'est pourquoi, la spécialisation médicale n'est pas un phénomène univoque d'autonomisation. Elle est l'usage de stratégies différenciées, manifestes en l'espèce en raison des profils très distincts entre les deux Médecins-inspecteurs. Ancien résistant, marqué par l'expérience de la déportation, Georges Fully témoigne d'une représentation militante de son rôle de Médecin-inspecteur. Au service des détenus, il tente d'assurer aux praticiens les conditions de leur autonomie professionnelle. A l'inverse, auparavant dotée d'importantes responsabilités politiques et fortement inscrite dans des jeux de pouvoir, Solange Troisier assume une vision plus politisée de son rôle. Son action vise moins à autonomiser l'action des soignants de l'Administration pénitentiaire que du ministère de la Santé. En faisant prévaloir les exigences pénitentiaires sur celles de nature déontologique, le second Médecin-inspecteur place ainsi son action au service du ministère de la Justice dont le médecin n'est selon elle qu'un auxiliaire. La délimitation d'une discipline médicale vise, d'une part, à réhabiliter un secteur d'action publique contesté et, d'autre part, à conserver la main sur un domaine qui demeure ainsi à l'écart du contrôle des autorités sanitaires. La spécialisation de la médecine pénitentiaire ne peut ainsi être comprise qu'au croisement de deux dynamiques, médicale et carcérale, qui apparaissent inextricables. Faute d'articuler ces deux dimensions, on ne pourrait comprendre d'ailleurs la disparition de la médecine pénitentiaire. Certes la condamnation de celle-ci fut le fait notamment de praticiens hostiles à une médecine spécifique aux détenus. Sont intervenus, tour à tour, un segment d'internes protestataires durant les années soixante-dix puis un segment de médecins désireux d'être rattachés au ministère de la Santé au milieu des années quatre-vingt. Cette mobilisation des praticiens ne fut pourtant pas, comme on l'a vu, le principal facteur de réforme de la médecine pénitentiaire. Aussi bien en 1981 qu'au début des années quatre-vingt-dix, c'est principalement l'engagement de magistrats-militants affectés à la Direction de l'Administration pénitentiaire qui a permis d'engager des réformes. Cette importance des acteurs non-médicaux amène à adopter une nouvelle représentation de l'institution pénitentiaire accordant autant d'importance aux dispositifs institutionnels qu'aux acteurs qui les matérialisent. * 1956 BASZANGER Isabelle, « Emergence d'un groupe professionnel et travail de légitimation. Le cas des médecins de la douleur », art.cit., p.268. * 1957 PINELL Patrice, « La genèse du champ médical : le cas de la France (1795-1870) », art.cit., p.318. |
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