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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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La catégorisation de la prise en charge des détenus en tant que problème de santé publique et le rôle du scandale des collectes de sang contaminé en prison

L'analyse des politiques publiques a déjà mis en avant la nécessité de catégoriser ou de labelliser un phénomène en tant que problème public afin de le mettre à l'agenda décisionnel. Ce phénomène est particulièrement observable lorsqu'une politique est menée sur un secteur social précis, observe Guillaume Payen selon lequel « toute nouvelle politique destinée à un domaine limité de la société s'attache, pour être adoptée par les autorités centrales, à faire la preuve rhétorique qu'elle s'inscrit dans la politique générale du moment où qu'elle répond à des valeurs et des besoins plus globaux (en faisant référence, par exemple, à un intérêt général abstrait) »1895(*). En catégorisant la santé des détenus comme un problème de santé publique, il s'agissait de conférer à ce sujet la légitimité que représentaient, et ce de manière croissante, les problèmes de santé publique1896(*). Ce travail de « labellisation » fut l'oeuvre de plusieurs acteurs : médicaux, bien sûr, mais aussi administratifs, politiques, journalistiques et associatifs et militants.

Plusieurs médecins pénitentiaires ont contribué à analyser l'organisation des soins en détention comme un problème de santé publique, et ce de diverses façons. Michel Bénézech et Pierre Espinoza ont multiplié les études épidémiologiques et les alertes médiatiques depuis le milieu des années quatre-vingt en lien avec l'épidémie de sida1897(*). On y retrouve souvent un même raisonnement : parce qu'elle est un problème de santé publique, la santé des détenus doit être placée sous la responsabilité du ministère de la santé1898(*). Le médecin-coordinateur de l'Hôpital de Fresnes multiplie les propos alarmistes dans les grands quotidiens afin de demander l'adoption, puis la mise en oeuvre rapide, de la réforme : « Il faut tirer le signal d'alarme. Si ce transfert n'est pas structuré dans les mois à venir, on risque de se réveiller trop tard » (La Croix, 18/03/1993).

Cette catégorisation est également le fait de l'Administration pénitentiaire. « J'ai écrit des notes extrêmement alarmistes que j'ai transmis à ma direction et qui ont été transmises par le cabinet [Justice] au cabinet Santé », rappelle Michèle Colin1899(*). Effectivement, par le biais de notes et de réunions, le Bureau de l'action sanitaire de la DAP développe un argumentaire de santé publique. Au cours d'une réunion Santé/Justice, « l'Administration pénitentiaire considère que la santé des détenus est un problème de santé publique qui devrait être pris en charge par les services publics de santé [...] au nom de la "citoyenneté du détenu" »1900(*). Ce passage du compte-rendu de réunion trouvé dans les archives de la DGS a été souligné et l'on peut lire en marge : « Ces deux arguments sont indiscutables ». Dans une note transmise aux cabinets du ministre des Affaires sociales, du ministre chargé de la Santé et du Premier ministre Michèle Colin rappelle que la santé des détenus représente « un enjeu de sécurité sanitaire »  mais aussi « un enjeu politique non négligeable » :

« Les détenus passent en moyenne 6 mois et demi en établissement pénitentiaire (délai qui se réduit à 3 mois en Maison d'arrêt). Cela génère un risque certain de propagation de maladies transmissibles à l'extérieur de la prison (VIH et tuberculose), comme au sein des prisons (vis-à-vis tant des autres détenus que des surveillants) dans des conditions de surpopulation importantes. Cette situation est de nature à générer des troubles et tensions en milieu carcéral [...] Le développement de la toxicomanie, de la flambée de l'épidémie VIH, la recrudescence de la tuberculose, et plus récemment l'affaire du sang contaminé ont attiré l'attention de la Presse sur les problèmes de santé de la population pénale »1901(*).

Le même argumentaire fut utilisé lors des débats parlementaires, comme le rappelle le Sous-directeur de l'Administration pénitentiaire :

« On a dit priorité à la santé publique et on a fait comprendre la menace que cela représentait. On a carrément prononcé des gros mots. On a dit : "Le sida est une bombe et si l'on veut désamorcer la bombe, il faut mener une politique de santé publique qui atteint les sujets qui sont dangereux. Si on veut diminuer le taux de contamination, il faut soigner et par conséquent mener une politique de santé publique". Tout ça c'était dans les notes qu'on faisait au sujet des débats parlementaires à l'Assemblée nationale »1902(*).

Ce travail de catégorisation fut facilité par trois faits qui ont favorisé au même moment cette prise en compte de la santé des détenus en tant que problème de « santé publique ».

Le Conseil national du sida, présidé par Françoise héritier-Augé, rend tout d'abord un rapport en mars 1993 sur la gestion de l'épidémie en prison, et qui aboutit à l'idée d'un transfert de tutelle1903(*). « Selon une étude du Conseil national du sida, la médecine pénitentiaire devrait passer sous contrôle "exclusif" du ministère de la Santé », titre Le Monde (13/03/1993).

D'autre part, survient en 1993 dans l'ensemble de la France une recrudescence de l'épidémie de tuberculose, déclarée urgence mondiale par l'OMS1904(*). De par la population précaire qu'elles accueillent, les prisons seraient fortement touchées par l'épidémie. Le rapport Chodorge fait état, sans citer de données précises, de « trois fois plus de tuberculoses dépistées en milieu carcéral qu'à l'extérieur », constat largement repris par les médias. Ces derniers s'inquiètent en effet de la « menace virale » que représente le milieu carcéral à l'occasion de l'alerte lancée par le Pr Albert Hirsch, considéré comme à l'origine de la loi Evin sur le tabac et alors membre du HCSP :

« "Si, par malheur, survenaient chez nous, comme aux Etats-Unis, des épidémies de tuberculose à germes multirésistants, elles auraient, je le crains, les prisons pour point de départ", dit le Professeur Albert Hirsch, chef de service de pneumologie à l'hôpital Saint-Louis. "Il est scandaleux, poursuit-il, que depuis des années, ait été abandonnée la radio systématique de dépistage, qui était naguère obligatoire lors de la mise sous écrou. Les tuberculeux, maintenant, y sont dépistés seulement quand la maladie est évidente".

Les prisons sont de véritables culots de centrifugation pour les BK, avec leur population de marginaux, de toxicomanes, souvent porteurs en même temps du virus du sida. La contamination s'étend dans les cellules et menace tout autant le personnel pénitentiaire. Le séjour moyen dans les prisons est de trois mois. Quand les condamnés sortent, ou bien ils n'ont pas été dépistés ou bien ils ont été mis sous traitement ; mais c'est précisément cette catégorie-là de sujets qui se soumettent le plus mal à l'observance rigoureuse du traitement nécessaire pendant six mois »1905(*).

Si le rapport du CNS et l'épidémie de tuberculoses ont participé à une meilleure prise en compte de la santé des détenus en tant que problème de santé publique, le scandale des collectes de sang contaminé par le VIH en prison est venu achever de légitimer le projet de réforme entre 1992 et 1994. En effet, alors que le procès du premier volet bat son plein1906(*), ce qui deviendra le « 3ème volet du scandale du sang contaminé » émerge dans l'espace médiatique en avril 1992, soit quelques jours après le congrès « Soigner autrement »1907(*). Une controverse médiatique s'engage aussitôt au sujet des collectes en prison mais s'achève avec l'annonce d'une d'enquête conjointe de l'IGAS et de l'Inspection générale des services judiciaires (IGSJ). A la parution du rapport en novembre 1992, une nouvelle controverse s'engage sur les responsabilités de chaque administration. La réaction très rapide des autorités politiques réussit néanmoins à circonscrire le débat.

Bien qu'il ait été assez peu question des services médicaux pénitentiaires au sein des médias1908(*), le scandale des collectes de sang en prison fut l'occasion de soulever la question de l'organisation des soins en milieu carcéral. Il fut d'ailleurs question d'une réorganisation des soins en prison. Mettant en avant le « manque de fric » dont souffre la médecine pénitentiaire, le Dr Emmanuelli défend ainsi dans une tribune un transfert de tutelle auprès du ministère de la Santé. Sans évoquer explicitement un transfert de tutelle, les inspecteurs de l'IGSJ et de l'IGAS proposent d'ailleurs en conclusion de leur rapport de poursuivre la politique initiée sous Robert Badinter : « Il y a lieu de mener à son terme le décloisonnement entrepris pour résoudre, notamment, le problème actuel du chevauchement des compétences, de placer auprès d'elle un médecin qui puisse la conseiller au quotidien et de prévoir des moyens médicaux suffisants » (p.190). Cette volonté de réforme fut, par ailleurs, clairement affichée par le Garde des Sceaux, Michel Vauzelle, lors de la de la publication du rapport :

« J'en tirerai cependant des conséquences quant à l'organisation de l'administration pénitentiaire mais dans le cadre plus global de la santé en prison [...] Je compte bien en ce domaine laisser une trace de mon passage en proposant des mesures avec mon collègues de la santé. Il faut ainsi donner aux détenus une meilleure sécurité dans le domaine sanitaire : plus de moyens, développement des accords avec les établissements hospitaliers pour une meilleure qualité de soins et une médecine préventive comparable à celle de tout citoyen (bilan de santé des entrants en matière de sida, de tuberculose, d'hépatite) [...] Mais tout cela demande des moyens considérables »1909(*).

L'apparition de ce scandale a représenté une ressource supplémentaire pour les partisans de la réforme. En atteste par exemple un compte-rendu de réunion entre les cabinets Santé et Justice qui précise que les collectes de sang doivent, dans un document annonçant la réforme, être décrites, au même titre que le nombre de séropositifs et de sidéens incarcérés, comme des « problèmes lourds qui rendent inéluctable une réforme »1910(*). Dans un document adressé à la DSS, Michèle Colin présente la réforme comme « un enjeu politique non négligeable » : « Le développement de la toxicomanie, de la flambée de l'épidémie VIH, la recrudescence de la tuberculose, et plus récemment l'affaire du sang contaminé ont attiré l'attention de la Presse sur les problèmes de santé de la population pénale »1911(*).

Le scandale des collectes qui se déploie en 1992 fut ainsi mis à profit comme un argument par les partisans de la réforme, que ceux-ci soient des médecins comme Xavier Emmanuelli ou Pierre Espinoza1912(*) ou par les magistrats réformateurs en place à la DAP, tels Alain Blanc et Michèle Colin:

« Y avait en plus tout le débat des collectes de sang. Comme on venait de traverser ce truc qui était assez violent on a profité du truc en quelque sorte. On justifiait cette réforme par le risque potentiel que les détenus représentaient pour le reste de la population. C'était imparable ! Totalement implacable ! La logique de santé publique pure de protection de la population est une logique totalement incontestable »1913(*)

« Le ministère de la Santé était à l'époque marqué par l'histoire du sang contaminé. Et c'est un peu horrible de se dire ça mais on a profité un peu de la situation... Il y avait une brèche et on a beaucoup joué là-dessus. Je reconnais moi-même avoir beaucoup joué là-dessus. C'est à dire qu'on leur disait que s'ils ne se chargeaient pas de la santé des détenus, s'ils ne s'occupaient pas de ce qui leur revenait, on retomberait extrêmement vite sur un gros scandale qui les mettrait en cause. Car la balle était dans leur camp [...] Il n'y aurait pas eu le scandale du sang contaminé, il n'y aurait pas eu de transfert »1914(*).

Le rapport du Conseil national du sida, l'épidémie de tuberculoses mais surtout le scandale des collectes de sang ont favorisé la catégorisation des détenus en tant que problème de santé publique. Jusque-là perçu comme d'ordre pénitentiaire, et relevant à ce titre du ministère de la Justice, ce problème est désormais analysé en tant que problème de santé intéressant l'ensemble de la collectivité et devant ainsi être traité par le ministère de la Santé. On peut ainsi voir ce travail de « labellisation » comme une stratégie d'intéressement des services de l'avenue de Ségur. Jusqu'au début des années quatre-vingt-dix, en dépit du transfert de l'inspection et du Comité Santé/Justice, la prise en charge sanitaire des détenus est perçu par le ministère de la Santé comme un problème d'ordre pénitentiaire ne relevant pas de leur compétence. La publication de l'étude épidémiologique du Dr Gonin, les notes alarmistes du Bureau de l'action sanitaire de la DAP ou encore le congrès d'avril 1992 achèvent de convaincre les services de la Santé qu'il s'agit là d'un problème de santé publique qui réclame à ce titre leur implication. Ce travail de labellisation est l'un des facteurs qui a favorisé la conjonction entre les différentes variables explicatives dont est née la loi du 18 janvier 1994.

* 1895 PAYEN Guillaume, « Décision et entrepreneurs politiques » dans LACASSE François, THOENIG Jean-Claude (dir.), L'action publique, Paris, L'Harmattan, 1996, p. 189.

* 1896 On pense bien sûr ici au scandale du sang contaminé relatif aux produits sanguins non chauffés qui furent utilisés et pour lequel des médecins responsables du Centre national de transfusion sanguine (CNTS) furent jugés dès 1992 dans ce qui sera considéré comme le premier volet du sang contaminé.

* 1897 Cf. Chapitre 6 : « Le sida, "réformateur" de la politique de santé en prison ? ».

* 1898 ESPINOZA Pierre, « Infection par le VIH et prison. Le suivi du malade », Le journal du sida, n°31-32, septembre- octobre 1991.

* 1899 Michèle Colin, chef du Bureau de l'action sanitaire et de la lutte contre la toxicomanie à la DAP de 1990 à 1994. Entretien réalisé le 6/01/2006 à Paris. Durée : 1h50.

* 1900 DAP, « Compte rendu de la réunion du 14 mai 1992 », 2 pages. Archives internes DGS.

* 1901 Note de Michèle Colin concernant les enjeux d'une réforme de l'organisation des soins en prisons datée de juin 1993 et transmise par de Bertrand Augonnet à Philippe Léger pour transmission (19950466, art.44 (A666) extrait : Santé en milieu carcéral)

* 1902 Alain Blanc, responsable de la sous-direction de la réinsertion de 1985 à 1995. Entretien le 19/04/2007, 3H.

* 1903 FOLLEA Laurence, « Selon une étude du Conseil national du sida, la médecine pénitentiaire devrait passer sous contrôle « exclusif » du ministère de la Santé », Le Monde, 13/03/1993 ; CELERIER Isabelle, « Sida en prison : selon le CNS la confidentialité n'est pas respectée », Le Quotidien du médecin, 12/03/1993. « Une atteinte au secret médical dans les prisons », L'Humanité, 11/03/1993.

* 1904 Après avoir constamment diminué, le nombre de tuberculoses en France augmente de 11% entre 1991 et 1993 pour plusieurs raisons: dégradation des conditions socio-économiques, migration en provenance de pays à forte endémie tuberculeuse et effet amplificateur de l'épidémie VIH.

* 1905 « Prisons : foyers d'infection », le Point, 23/01/1993.

* 1906 Quatre médecins transfuseurs, dont l'ancien directeur du Centre national de transfusion sanguine (CNTS), Michel Garretta, sont jugés entre 1992 et 1993 pour tromperie et non-assistance à personne en danger

* 1907 Cf Annexe 35 : « Le scandale des collectes de sang en milieu carcéral comme révélateur des faiblesses de l'organisation des soins en prison ».

* 1908 Les médias portèrent alors leur attention principalement sur les CTS. Le Monde publia néanmoins l'extrait du rapport d'enquête consacré à l'« insuffisance de moyens médicaux dont disposait l'Administration pénitentiaire » (Le Monde, 11/11/1992).

* 1909 « Michel Vauzelle sonde la pénitentiaire », La Croix, 22/11/1992.

* 1910 « Compte rendu de la réunion du 12/06/1992 des cabinets Santé-Justice », 2p.

* 1911 Texte de présentation de la réforme de Mme Colin (D.A.P) à M. Rey (D.S.S), juin 1993. Archives internes DGS.

* 1912 « La prison malade du sida », L'événement du jeudi, 18-24/03/1994.

* 1913 Alain Blanc, responsable de la sous-direction de la réinsertion de 1985 à 1995. Entretien le 19/04/2007, 3H.

* 1914 Michèle Colin, chef du Bureau de l'action sanitaire et de la lutte contre la toxicomanie à la DAP de 1990 à 1994. Entretien réalisé le 6/01/2006 à Paris. Durée : 1h50.

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"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway