Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).( Télécharger le fichier original )par Eric FARGES Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013 |
La réforme de la médecine pénitentiaire comme convergence des variables politiques, professionnelles, cognitives et institutionnellesLa facilité avec laquelle la réforme de la médecine pénitentiaire a été adoptée entre 1992 et 1993 contraste avec les nombreuses tentatives opérées depuis le début des années soixante-dix. On peut rendre compte de cette réussite à partir de la conjonction d'une pluralité de facteurs qu'éclaire la configuration réformatrice. Durant cette troisième période, toutes les variables semblent avoir oeuvré dans une même direction, et ce contrairement aux précédents configurations. Certains acteurs politiques ont tout d'abord été relativement engagés en faveur du transfert de l'organisation des soins au ministère de la Santé et surtout aucun ne s'y est opposé. Bien qu'elle ait eu pour origine des acteurs administratifs de la DAP, la réforme a tout d'abord bénéficié du soutien de Bernard Kouchner et de Michel Vauzelle. L'engagement de Simone Veil a, d'autre part, permis que l'alternance de 1993 n'interrompe pas la réforme initiée. En effet, si le décret invalide n'avait pas été repris sous la forme d'une loi, il est possible que celui-ci n'ait jamais été appliqué. Sans être prépondérante, la variable politique a ainsi participé à la réforme. Il en est de même de la variable professionnelle. Au début des années quatre-vingt-dix, la médecine pénitentiaire semble avoir en tant que discipline perdu toute reconnaissance au sein du secteur médical. Cet affaiblissement de la médecine pénitentiaire en tant que spécialité médicale explique peut-être que lors de la réforme aucun praticien ne se soit opposé à un transfert auprès du service public hospitalier. La mise à l'écart du reste du système de santé, qu'impliquait la définition d'une médecine pénitentiaire, est justement ce que refusent les réformateurs. Les rares médecins encore convaincus que l'exercice médical en détention doit rester sous la tutelle du ministère de la Justice ont ainsi perdu toute légitimité face au segment apparu durant les années quatre-vingt, favorable à un transfert de tutelle, qui apparaît désormais dominant1915(*). Ainsi, la réforme n'est pas seulement l'oeuvre de magistrats-militants. Ces derniers s'appuient, ce qui faisait défaut en 1981, sur un groupe de praticiens hostiles à une spécialisation de la médecine pénitentiaire et favorables au transfert de tutelle au ministère de la Santé. Le colloque d'avril 1992 en est le meilleur exemple. Les membres de ce segment médical sont tous porteurs d'une représentation de l'incarcération proche de l'idée de décloisonnement : l'emprisonnement n'est pas perçu comme une privation de droits mais, à l'inverse, comme l'accès à un ensemble de services, médicaux mais aussi culturels ou éducatifs, qui sont autant de facteurs de réinsertion des détenus. Bien qu'apparue dans les années soixante-dix, la notion de décloisonnement ne produit ainsi tous ses effets qu'au début des années quatre-vingt-dix. Celle-ci semble à cette période encore guider l'action des magistrats de la DAP qui s'y réfèrent volontiers. C'est notamment le cas de la Chef de Bureau de l'action sanitaire dont il faut souligner l'importance. Si celle-ci fut si importante dans l'avènement de cette réforme, ce n'est pas seulement en raison de son engagement militant en faveur de celle-ci mais également par la position institutionnelle qu'elle occupe. Ainsi, le facteur institutionnel est probablement celui qui fut le plus déterminant, même s'il n'aurait pu à lui seul permettre une réforme d'une telle ampleur. En effet, durant les années quatre-vingt l'organisation des soins en prison est profondément divisée après la suppression du poste de Médecin-inspecteur. La régulation de la médecine pénitentiaire est alors le fait d'une pluralité d'acteurs parfois divergents : le magistrat chargé de la réglementation sanitaire, celui chargé du recrutement des personnels, l'inspecteur des services pénitentiaires, le médecin-coordinateur de Fresnes qui occupe un rôle officieux de conseiller médical de l'Administration, l'IGAS et les DRASS/DDASS ainsi que dans une moindre mesure la DGS. Même si ces différents acteurs se réunissent périodiquement au sein du Comité Santé/Justice, personne ne coordonne de manière durable leurs interventions. Cet éclatement de la tutelle exercée sur la médecine pénitentiaire fut probablement l'une des causes, outre la gestion discrète du sida par la DAP, de la poursuite des collectes de sang en prison après l'été 1985 alors que les risques étaient connus. La création d'un Bureau de l'action sanitaire fin 1990 marque à cet égard une étape charnière. Le pilotage par un magistrat, assisté d'un directeur d'hôpital, de l'organisation des soins rend possible la réforme. Bien sûr, la variable cognitive fut là aussi fondamentale. C'est parce qu'elle était convaincue que la prison devait être pensée sur le mode du décloisonnement, et donc à partir d'un nécessaire partage du pouvoir en détention avec d'autres autorités de tutelle, que la magistrate chargée de ce Bureau a initié une dynamique de réforme. Celle-ci n'aurait pu probablement aboutir sans l'appui de son sous-directeur ou encore de son conjoint, Conseiller technique auprès du garde des Sceaux. Le sida et le scandale du sang contaminés ont représenté des ressources fondamentales dans cette stratégie de réforme. Ainsi, si tous les facteurs n'ont pas pesé de la même manière dans la dynamique qui a s'est développée entre 1991 et 1994, aucun n'a toutefois fait obstacle au projet de réforme comme ce fut le cas auparavant. Dans les années soixante-dix, le Médecin-inspecteur avait développé le projet d'une médecine pénitentiaire spécifique qui rendait impossible son transfert au ministère de la Santé. Après l'alternance, la Direction de la Sécurité sociale s'était opposée à une affiliation des détenus à laquelle était conditionné le transfert de tutelle. L'Administration pénitentiaire cherchait en outre à cette époque à opérer un partage des responsabilités en matière médicale avec de nouveaux acteurs, aboutissant à une absence de réel pilotage en matière d'action sanitaire. Ainsi, la réforme de la médecine pénitentiaire fut essentiellement l'oeuvre d'acteurs administratifs mais ceux-ci n'auraient pu aboutir sans une configuration politique et professionnelle qui leur était favorable. La sociogenèse de la réforme de l'organisation des soins en prison permet ainsi de rompre avec l'idée que la loi du 18 janvier 1994 serait le seul fait de la volonté politique. Elle n'est pas non plus issue de la prise de conscience selon laquelle la prise en charge sanitaires des détenus serait un « enjeu de santé publique »1916(*). Ainsi le transfert de tutelle au service public hospitalier ne peut être considéré, comme le fait Olivier Obrecht, devenu médecin-chef de Fleury-Mérogis après la réforme, comme une « évidence conceptuelle »1917(*). La santé des détenus n'a été considérée comme un problème de santé publique qu'au terme d'un travail de labellisation et d'intéressement opéré par certains praticiens et magistrats placés à la DAP. Cette mobilisation en faveur de la réforme s'intègre pour ces derniers dans une tentative plus large de transformation de la prison. Ce détour par le passé permet de mieux comprendre l'origine de la loi de 1994 mais également la mise en oeuvre de celle-ci. * 1915 Nous ne disposons bien sûr pas de chiffres sur les groupes en présence. Les partisans d'une médecine pénitentiaire, rattachée à la DAP, se situaient majoritairement parmi les infirmières ainsi que quelques généralistes exerçant depuis longtemps. Tous les médecins ayant initié leur carrière dans les années quatre-vingt qui ont été rencontrés se sont déclarés favorables à cette réforme. * 1916 Titre d'un dossier spécial de La Revue française des affaires sociales, n°1, janvier-mars, 51ème année, 1997. * 1917 OBRECHT Olivier, « La réforme des soins en milieu pénitentiaire de 1994 : l'esprit et les pratiques », dans VEIL Claude, LHUILIER Dominique, La prison en changement, Paris, Erès, 2000, p.231. |
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