Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).( Télécharger le fichier original )par Eric FARGES Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013 |
L'adoption de la réforme : du décret du 27 mars 1993 et la loi du 18 janvier 1994Le rapport Chodorge est officiellement rendu public le 9 février 1992. La presse reprend à son compte les chiffres du rapport permettant de dresser un « constat accablant de la situation sanitaire dans les établissements pénitentiaires » (LM, 10/02/1993). Les ministres concernés annoncent les mesures proposées dans le rapport, à savoir la signature de conventions avec les hôpitaux et la prise en charge par l'Assurance maladie de tous les détenus. L'Etat prend à sa charge les cotisations personnelles des détenus n'ayant plus de droits tandis que les départements paient le ticket modérateur. Contrairement à ce qui avait été prévu, il est décidé, en prévision des législatives de mars 1993 pour lesquelles les prévisions donnaient les socialistes perdants, de réformer la médecine pénitentiaire sous forme de décret. Le 27 mars 1993, dernier jour du gouvernement Bérégovoy, le gouvernement publie ainsi un décret qui transfère les activités de soin en milieu carcéral du ministère de la Justice au ministère de la Santé1890(*). Outre le faible risque de contentieux, adopter la réforme sous cette forme permettait, selon Guy Nicolas, de lier le prochain gouvernement pour lequel il aurait été difficile de ne pas donner suite à une mesure considérée comme nécessaire : « Il fallait marquer le coup. Et Bernard Kouchner voulait marquer son nom sur ce décret. Et je crois qu'il l'a bien fait. Et comme ça, on a gagné du temps. Par que le ministre suivant devait soit faire la loi, soit supprimer le décret. Ce qui était très difficile à faire. Alors que les médias avaient tous applaudi en disant "enfin", ça aurait sans doute été mal perçu de supprimer ce décret. Moi, j'ai eu des contacts très directs avec le cabinet de Simone Veil. C'est elle qui a fait passer la loi. Il fallait rendre le décret caduque, ce qui est une démarche un peu lourde. Elle s'est emparée du texte » 1891(*). Le gouvernement d'Edouard Balladur est en effet composé, outre Pierre Méhaignerie à la Justice, de Simone Veil, ministre d'Etat des Affaires sociales, de la Santé et de la ville, dont on a déjà évoqué l'intérêt pour la prise en charge sanitaire des détenus. Censé être mis en oeuvre dès le 1er juillet 1993, le décret se heurte à un problème de base légale que mettent en avant plusieurs administrations de Santé pour demander la suspension ou l'abrogation du décret. « La fragilité juridique du dispositif ne peut que renforcer la mauvaise volonté des caisses d'assurance- maladie et de la fédération hospitalière de France, hostiles à la réforme », rappelle le Conseiller technique du ministère de la Santé chargé du dossier1892(*). En outre, le ministre délégué à la Santé, Philippe Douste-Blazy, semble moins empressé que Simone Veil à porter le projet de réforme. Le ministre délégué à la Santé semble en effet soucieux des conséquences budgétaires de cette réforme. Ainsi, lors de la réunion d'arbitrage qui se tient au Secrétariat général du gouvernement, un conflit oppose le ministère de Douste-Blazy et celui de la Justice : « Le ministère délégué à la Santé évalue le coût de la réforme pour l'assurance maladie à environ 230MF dans l'hypothèse où l'on constaterait une rentrée normale des cotisations. Le ministère de la Justice conteste ces coûts. Il estime en effet que la réforme résultant du décret entraînerait un surcoût de 110MF pour l'assurance maladie et de 90MF pour l'administration pénitentiaire »1893(*). Il est finalement décidé que de ne pas abroger le décret mais de le suspendre et que des « dispositions relatives à la protection sociales des détenus et de leurs ayants-droits seront insérés dans le projet de loi relatif à la situation sanitaire et à la santé publique ». Ainsi, malgré les risques d'une inflation budgétaire1894(*), le cabinet du Premier ministre tranche en faveur d'une réforme de la médecine pénitentiaire. Simone Veil présente ce projet de loi relatif à « la santé publique et à la protection sociale » le mercredi 6 octobre 1993 en conseil des ministres. Le projet est adopté et devint la loi n°94-43 du 18 janvier 1994, publiée au Journal Officiel du 19 janvier 1994. Sans minimiser l'importance des mobilisations de plusieurs décideurs administratifs et politiques, la facilité avec laquelle fut adoptée la réforme de l'organisation des soins, surtout dans son volet relatif à la protection sociale, contraste avec les nombreuses oppositions que cette question avait soulevées jusqu'alors. Cette absence de forte opposition fut rendue possible, selon nous, par la catégorisation qui a progressivement été faite par les partisans de cette réforme en tant que réponse à un problème de santé publique. Il est à cet égard indispensable de souligner le rôle joué par le scandale des collectes de sang contaminé en milieu carcéral qui éclate durant cette période. * 1890 Décret n°93-704 du 27 mars 1993 relatif aux soins dispensés en milieu pénitentiaire par les établissements publics de santé. * 1891 Guy Nicolas, ancien vice-président du Haut Comité à la Santé Publique et Conseiller technique auprès de la Direction des Hôpitaux. Entretien réalisé le 15/06/2005 à Paris. Durée : 2h20. * 1892 Fax en vue de la préparation de la réunion du 25 juin de Cédric Grouchka, Conseiller technique (santé publique) à la Santé, à Bertrand Augonnet, Conseiller technique (prisons) à la Justice, daté du du 24 juin 1993, 4p (CAC.19950466, art.44 (A666) extrait : Santé en milieu carcéral). * 1893 Secrétariat général du gouvernement, « Compte rendu de la réunion interministérielle du 25 juin 1993 sous la présidence de Mme de Danne, Conseiller technique au cabinet du Premier ministre », Paris, 25/06/1993, 4p (CAC.19950466, art.44). * 1894 Il semblerait que les cabinets aient adopté la réforme bien que craignant son coût éventuel. Un fax du Conseiller technique de la Santé au cabinet Justice préparant cette réunion remarque que « le coût minimal de la réforme pour le régime général est égal à 200 MF » mais que « le coût réel pourrait dépasser 600 à 700 MF par an.» (Fax en vue de la préparation de la réunion du 25 juin de Cédric Grouchka, Conseiller technique (santé publique) à la Santé, à Bertrand Augonnet, Conseiller technique (prisons) à la Justice, daté du du 24 juin 1993, 4p (CAC.19950466, art.44). Signe du flou entourant cette question financière, certains journalistes évoquent au moment de la réforme un coût de seulement 100 millions de francs (Le Monde, 7/10/1993). Les auteurs du rapport du HCSP confirmèrent avoir délibérément largement sous-estimé le coût de cette réforme. |
|