II. L'émergence de nouveaux acteurs dans le
contrôle des exportations de produits de défense
A. L'extension des prérogatives
européennes dans un domaine traditionnel de souveraineté des
Etats : les biens à double usage
Les biens à double usage font l'objet d'une
surveillance particulière de la part des autorités en vertu de
leur fort potentiel de prolifération, provenant de la diversité
de leurs finalités d'utilisation et de leur temporalité plus
étendue que celle des armes de guerre. De plus, les biens à
double usage étant souvent des produits de haute technologie, ils
partagent des critères de sensibilité avec les armements.
Historiquement, le contrôle des biens à double
usage était assuré par le COCOM (Coordinating Committee for
Multilateral Export Controls)72, une organisation de lutte contre la
prolifération de technologies en direction du bloc de l'Est au temps de
la guerre froide. Après la chute du communisme, ce texte sans
véritable existence juridique a été remplacé par
l'arrangement de Wassenaar, plus formalisé. Cet arrangement n'est pas un
traité en tant que tel, mais repose sur la démarche volontaire de
ses membres et prend la forme d'un forum politique et technique à
portée multilatérale, menant à la rédaction de
listes de produits recensés en biens à double usage et en
armement conventionnel. Celles-ci sont réévaluées
annuellement par un groupe d'experts d'évolution des technologies, et la
mise à jour de listes est ensuite reprise par l'Union Européenne
lorsqu'elle actualise son Règlement sur les biens à double usage
et la Directive TIC.
L'interprétation très extensive des Etats de
l'article 346 du TFUE, excluant le commerce des armes et de matériel de
guerre du principe de libre circulation des marchandises, les a amenés
dans un premier temps à considérer les biens à double
usage comme des biens sensibles qui restaient en conséquence pleinement
de leur ressort. La Commission européenne a quant à elle
abordé la problématique des biens à double usage sous un
angle davantage économique et commercial, justifiant ainsi ses
prérogatives en la matière. Ainsi, par rapport à
l'arrangement de Wassenaar, l'européanisation du contrôle des
biens à double usage avait pour vocation d'affirmer une doctrine
européenne dans la gestion de ces produits. D'autre part, une
justification au passage de ce contrôle à un niveau
européen est que cette évolution permet de lutter plus
efficacement contre la prolifération de ces produits très
difficiles à
72 Etats membres du COCOM : Allemagne, Australie,
Belgique, Canada, Danemark, Espagne, Etats-Unis, France, Grèce, Italie,
Japon, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Turquie.
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Yann WENDEL
contrôler, de par leur nature très variée
et la structure industrielle internationalisée de leur production.
En 1994, les biens à double usage passent sous un
régime intégré, de manière à concilier la
PESC, qui est du ressort des Etats, et la politique commerciale commune, objet
d'un Règlement communautaire73. La liste des biens
concernés est commune aux 28 Etats membres européens, et se
fondant directement sur le régime multilatéral de contrôle
de Wassenaar, elle est en fait le reflet de la décision unanime des
Etats membres siégeant aussi à l'Arrangement. La logique «
transpilier » propre à cette répartition de
compétences voulait que le Règlement de 1994 définît
les principes du contrôle des biens à double usage ; alors que la
liste des biens et technologies visés faisait l'objet d'une «
Action Commune » dans le cadre de la PESC74. Ce
Règlement est juridiquement contraignant, et constitue le premier pas
vers une confiance mutuelle entre Etats européens pour leurs relations
sécuritaires. Même si une marge d'appréciation
discrétionnaire pour les Etats concernant le contrôle des biens
à double usage est préservée, en particulier pour les plus
sensibles regroupés à l'annexe IV du Règlement, celle-ci
est limitée et son usage doit rester exceptionnel.
Ce mouvement s'inscrit dans la stratégie de fond de la
Commission Européenne, qui a préféré se saisir de
la question des biens à double usage sous l'angle de
l'aéronautique civile et du spatial dans un premier temps, plutôt
que sous celui plus direct de l'armement, ce secteur étant perçu
comme trop stratégique par les Etats pour en déléguer le
contrôle. Ainsi, la Commission Européenne en particulier a pu
s'intéresser à l'industrie aérospatiale européenne
sous son angle économique, l'intégration duale de ces entreprises
évoquée précédemment rendant artificielle la
séparation des prérogatives entre Union Européenne et
Etats au titre de l'article 346 du TFUE. Les activités civiles dans les
entreprises de défense ont alors été soutenues en
matière de R&D par des fonds européens, ce qui a permis aux
institutions européennes d'exercer une emprise plus importante sur les
questions de défense de manière indirecte et
détournée75. D'une manière similaire, en
contrôlant les concentrations d'entreprises duales dans leur partie
civile, ces institutions se révèlent également
compétentes concernant le contrôle du volet militaire de
l'opération, la partie militaire pouvant avantager
73 Article 113 du traité de Rome / Titre 5 du
traité de Maastricht.
74 IDIART A. (2014), Essai sur l'évolution du
contrôle des exportations de produits militaires et à double usage
depuis les années 1990. In : ACHILLEAS P., MIKALEF W.,
Pratiques juridiques dans l'industrie aéronautique et spatiale,
Editions A. Pedone, pp.265.
75 PCRD (Programmes Cadres de R&D).
24
Yann WENDEL
celle civile dans une logique de fertilisation
croisée76. C'est de cette manière que l'Union
Européenne s'est peu à peu imposée comme l'acteur
réglementaire de référence dans le spatial, ce qui lui a
fourni une « tête de pont » pour faire progresser son
autorité dans les industries de souveraineté.
En addition au mouvement initié par la Commission
Européenne, la jurisprudence de la Cour de Justice des
Communautés Européennes (CJCE) a elle-aussi affirmé les
compétences de la Commission concernant la commercialisation des biens
à double usage. La CJCE s'est en effet déclarée
compétente pour aller à l'encontre de l'article 223 du
traité CEE77 si cela faussait la concurrence dans le
marché intérieur de manière abusive78, ainsi
que pour apprécier les dérogations à la libre circulation
de biens à double usage du fait de risques sécuritaires
avancés par les Etats79. Ainsi, alors que les Etats usaient
des dérogations prévues de manière quasiment automatique,
la CJCE en a eu une interprétation beaucoup plus
restrictive80. Au final, cette jurisprudence a conclu que les biens
à double usage relevaient de la politique commerciale commune, mais que
les Etats disposaient d'un pouvoir discrétionnaire exceptionnel pour
protéger leur sécurité.
En 2000, un texte plus intégrateur résultant
d'une série de progressions jurisprudentielles a été
adopté81. Les listes de contrôle sont alors devenues
directement dépendantes de la Commission Européenne, en devenant
une annexe au règlement, en lieu et place d'être annexées
à la PESC dans un cadre intergouvernemental comme ce qui se faisait
auparavant sous le règlement de 1994. Ce changement est également
le résultat de la jurisprudence de la CJCE, qui a progressivement
affirmé sa compétence pour vérifier les contrôles
ainsi que le principe du libre commerce de ces biens82 et a
opéré une conception extensive de la politique
76 Commission Européenne. Cas n°
IV/M.1309, Matra/Aérospatiale, 28 avril 1999.
77 Traité instituant la Communauté
Economique Européenne, 1957 dit « Traité de Rome ».
78 Article 223 CEE. « Les
dispositions du présent traité ne font pas obstacle aux
règles ci-après : aucun Etat membre n'est tenu de fournir des
renseignements dont il estimerait la divulgation contraire aux
intérêts essentiels de sa sécurité ; tout Etat
membre peut prendre les mesures qu'il estime nécessaires à la
protection des intérêts essentiels de sa sécurité et
qui se rapportent à la production ou au commerce d'armes, de munitions
et de matériel de guerre; ces mesures ne doivent pas altérer les
conditions de la concurrence dans le marché commun en ce qui concerne
les produits non destinés à des fins spécifiquement
militaires. »
79 CJCE, Johnston, 1986. « Le
Traité [de Rome] ne prévoit des dérogations applicables en
cas de situations susceptibles de mettre en cause la sécurité
publique que dans ses articles 36, 48, 56, 223 [296 du TICE] et 224 qui
concernent des hypothèses exceptionnelles bien délimitées.
En raison de leur caractère limité, ces articles ne se
prêtent pas à une interprétation extensive et ne permettent
pas d'en déduire une réserve générale,
inhérente au Traité, pour toutes mesures prises au titre de la
sécurité publique.»
80 CJCE, Campus Oil Limited et autres c/Ministre pour
l'Industrie et l'Energie, 1984.
81 Règlement (CE) n°1334/2000 du
Conseil du 22 juin 2000 instituant un régime communautaire de
contrôle des exportations de biens et technologies à double
usage.
82 CJCE, Fritz Werner Industrie-Ausrüstungen
GmbH c/RFA, 1995; et CJCE, Peter Leifer, Reinhold Otto Krauskopf, Otto Holzer,
1995.
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Yann WENDEL
commerciale commune par rapport aux impératifs de
politique étrangère des Etats membres. Ainsi, alors que les Etats
membres se chargent des autorisations d'exportation, les instances
communautaires centralisent et coordonnent les règles et les listes de
contrôle export des biens à double usage. Des autorisations
générales communautaires d'exportation sont d'ailleurs mises en
place, ainsi qu'un mécanisme de notification multilatérale (un
mécanisme d'information entre les Etats membres) concernant la «
clause attrape-tout »83, à laquelle une autorité
peut recourir en cas de doute sur l'utilisation d'un bien à double usage
sensible. Cette clause est une décision unilatérale restrictive
qui institue l'Etat, en collaboration avec l'entreprise exportatrice, comme
barrière ultime contre la prolifération d'un bien. Le
Règlement de 2000 permet donc de glisser progressivement de
l'intergouvernemental au supranational en ce qui concerne les biens à
double usage, en restreignant les capacités d'interprétations
nationales. Enfin, ce Règlement a aussi une portée certaine quant
à l'utilisation finale à des fins militaires, car il rend le
respect des critères du Code de Conduite (1998) obligatoire.
La montée en puissance de la multilatéralisation
des enjeux du contrôle des biens à double usage a abouti au
Règlement européen 428/2009 dont les annexes I et IV sont les
listes de contrôle annuellement mises à jour. De plus, ce
Règlement instaure un standard de procédures de contrôle de
l'intermédiation en matière d'exportations vers des Etats tiers
qui s'ajoute aux licences individuelles, générales et globales.
En définitive, le Règlement de 2009 a approfondi les
avancées de ceux de 1994 et 2000 pour adopter définitivement un
cadre européen de contrôle concernant la catégorie des
biens à double usage, même si les Etats membres délivrent
eux-mêmes les licences d'exportation à travers le Service des
biens à double usage (SBDU)84. La libéralisation
accrue qu'a connue la circulation de ces produits, dont les plus sensibles
d'entre eux sont susceptibles d'être détournés à des
fins de prolifération constituent de ce fait un véritable enjeu
de sécurité pour les Etats qui les produisent. Il est donc
important dans certains cas de permettre aux Etats de déroger à
la libre circulation communautaire les concernant, l'octroi des licences les
plus sensibles étant effectué seulement après avis de la
Commission interministérielle pour les biens à double usage
(CIBDU)85. Depuis 2009, les plus sensibles sont
répertoriés dans l'Annexe IV du Règlement double usage
européen, et
83 Article 4 du Règlement 1334/2000 et du
Règlement 428/2009 ; et Règlement 1332/2011 du 16/11/2011. JOUE
n°2336/26 du 08/12/2011.
84 Décret n°292 du 18 mars 2010 relatif
aux procédures d'autorisation d'exportation, de transfert, de courtage
et de transit de biens et technologies à double usage et portant
transfert de compétences de la DGDDI à la direction de la
compétitivité, de l'industrie et de services. Arrêté
du 18 mars 2010 portant création d'un service à compétence
nationale dénommé « Service des Biens à Double-Usage
».
85 Décret n°294 du 18 mars 2010 portant
création d'une commission interministérielle des biens à
double usage.
26
Yann WENDEL
rend l'utilisation d'une licence nationale nécessaire y
compris pour leur circulation intracommunautaire.
Le déroulement de l'évolution
réglementaire à propos des biens à double usage
démontre donc qu'ils ont été isolés des biens
militaires par les institutions européennes afin de pouvoir être
traités de manière commerciale dans des objectifs
résolument économiques, dans un contexte de forte dualisation des
entreprises de technologie du continent. Cette dynamique a pour finalité
la libre circulation en Europe des biens à double usage, ce qui implique
que les Etats membres respectent désormais des critères
d'exportation communs et des règles et une liste
commune86.
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