Section 2 : La fragilisation du pouvoir
étatique
Le débat autour des contraintes de l'APD n'a jamais
cessé depuis la mise en oeuvre des premiers « PAS ». Il va
provoquer par la suite un changement de politique160. Mais, ce
revirement terminologique utilisé par l'UE et les autres partenaires
financiers ne change pas les pratiques. L'utilisation d'expressions comme la
« réduction de la pauvreté » ou la « bonne
gouvernance » (paragraphe 2) est sans effet, en ce que le
contenu des politiques d'ajustement et des politiques structurelles reste le
même sur le fond. En pratique le partenariat pour le financement du
développement accorde une certaine hégémonie au bailleur
(paragraphe 1)
Paragraphe 1 : La souveraineté encadrée
La souveraineté s'analyse d'abord et surtout en terme
d'indépendance, c'est-à-dire qu'un État n'est
subordonné à aucun autre État ou à aucun groupe
d'États. L'indépendance est de façon irréfutable
l'aspect le plus important de la
159 « Le cadre financier pluriannuel de
coopération au titre du présent accord apporte un appui aux
réformes macroéconomiques et sectorielles mises en oeuvre par les
États ACP. Dans ce contexte, les parties veillent à ce que
l'ajustement soit économiquement viable, socialement et politiquement
supportable... » Voir article 67 al. 1 de l'accord de Cotonou.
160 En 1986, les PAS sont remplacés par des
Facilités d'Ajustement structurel (FAS), ce mécanisme est
fondé sur les remboursements attendus du fond. C'est une aide
concessionnelle aux programmes d'ajustement structurel à moyen terme
entrepris par les pays à faible revenus ; puis par des Facilités
d'Ajustement Structurel Renforcées (FASR) en 1987 (Ce nouveau
mécanisme possède les mêmes objectifs, les mêmes
procédures et les mêmes conditions financières que le FAS.
Mais, l'accès et les ressources disponibles sont élargis. Les
tirages s'appuient sur un programme cadre de politique économique
à moyen terme élaboré avec l'aide du FMI et de la BM). Et
en 1999, le FASR devient la Facilité pour la Réduction de la
Pauvreté et la Croissance (FRPC).
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souveraineté. Cette situation a pour corollaire la
non-intervention161 dans les affaires intérieures et
extérieures des États. Si les États proclament leur
attachement à ce principe, sa teneur n'est pas le même selon qu'il
s'agit de grandes puissances, de moyennes ou des « sans voix ». En
effet, un État comme la Cote d'Ivoire, n'a plus l'exclusivité de
l'orientation et de l'utilisation (A) des flux financiers
reçu de ses partenaires européens du fait des pratiques de
conditionnalité (B).
A) : La dépendance structurelle
La souveraineté se scinde en deux à savoir la
souveraineté de l'État dite extérieure162 qui
consiste à affirmer que l'État est affranchi de toute
subordination de quelque nature, qu'elle soit vis-à-vis de n'importe
quel autre pouvoir et porte dans une large mesure, la marque de l'époque
à laquelle elle a été formulée.
L'Indépendance n'était pas seulement une préoccupation
pour les pays qui sortaient du joug de la colonisation.
Au XVI° siècle, il s'agissait par exemple pour le
royaume de France d'affirmer la suprématie du roi sur les grands
feudataires, en un mot de récuser la conception patrimoniale du pouvoir
ainsi que l'Indépendance de la couronne vis-à-vis du Saint
Siège et du Saint-Empire romain germanique. Cette indépendance de
la France à l'égard de tout pouvoir étranger est
affirmée dans deux brocards hérités des légistes :
« le roi ne tient sa couronne que de Dieu seul ; le roi est empereur
en son royaume, et la souveraineté dans l'État, ou
intérieure 163 ».
161La Cour internationale de justice (CIJ) a
affirmé dans une importante jurisprudence qu'il s'agit d'un principe du
droit international coutumier (Affaire Nicaragua / États-Unis,
arrêt du 27 Juin 1986. In RGDIP 1987, p.1159-1239) .Malgré toute
la place qu'il occupe dans la pratique internationale, ce principe de
non-intervention ne figure pas dans la Charte des Nations Unies que de
façon implicite.
162 Cette conception est dégagée par Jean Bodin,
en 1576 (De la République), établit une équivalence entre
souveraineté et indépendance absolue, dans la perspective romaine
de l'impérium ou de la summa potestas, que l'on peut traduire
par le pouvoir le plus élevé ou le commandement suprême
dans une société. Voir notamment, FABRE (G), Jean Bodin et le
droit de la République, Paris, l'Harmattan, 1989, p. 23-26.
163 Droits de législation, réglementation, de
justice, de police, de battre monnaie, de légation, de lever et
d'entretenir une armée d'accéder à la fonction publique et
celui de conférer la nationalité etc... Voir O. OURAGA cours de
droit constitutionnel, Abidjan, éditions ABC, 2009, p17.
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Cependant, dans les relations internationales, la
souveraineté ne peut être comprise si on la considère dans
un sens unique. Elle désigne un pouvoir utile, sans principe
antérieur qui pourrait le nuancer, l'amender ou le surveiller. Elle est
donc indissociable de l'égalité entre les États
(égalité souveraine). La présence des autres étant
incontournable, chaque État est obligé de l'admettre et d'en
tirer les conséquences. C'est la condition du respect par les autres de
sa propre souveraineté et de son épanouissement164.
En Côte d'Ivoire, la situation de pauvreté ne
permet pas l'exercice effectif de la souveraineté sous cette couture.
L'appareil exécutif de l'État est généralement
contraint de satisfaire certaines exigences de l'UE et des autres partenaires
multilatéraux. En effet au moment même où l'UE proclame les
principes d'appropriation et d'alignement sur les politiques internes, la
majorité de ses appuis financiers à l'État ivoirien
réside dans une aide budgétaire qui est un aspect de l'ajustement
structurel. Elle est destinée aux rééquilibrages
macroéconomiques. Sa mise en place implique des réformes
économiques et institutionnelles auxquelles le donateur apporte son
approbation ou son assentiment. Elle implique en outre la réalisation de
certaines performances en matière de gestion des finances publiques.
L'UE devient en quelque sorte juge165 de performances, et de bonne
gouvernance de l'État ivoirien. Tout ceci a pour effet d'affaiblir le
principe de cogestion de l'aide, durement acquis au fil des négociations
antérieures. Le fait de sortir de la masse financière du cadre
financier pluriannuel un montant comme « tranche incitative à la
bonne gouvernance », est de nature à renforcer cette impression.
Pour ce qui est de l'aide bilatérale des État
européens, elle est souvent accordée parce que l'on attend une
contrepartie en faveur au pays donateur166. La motivation globale de
l'aide s'exprime en objectifs concrets de la politique économique des
pays industrialisés. L'octroi de l'APD est aussi teintée
d'influence politique qui se manifeste
164 GUILHAUDIS (J-F), Relations internationales
contemporaines, Paris, Litec, 2éme édition, 2005, pp. 46-47.
165KOULIBALY (M), alors Ministre ivoirien du budget du gouvernement
de transition de 2000, compare les consultations avec les représentants
du Conseil des ministres européens à un grand oral. In
Politique africaine n° 77 - mars 2000, pp 132-133.
166 KIRSCHEN (E.S), « Objectifs et
détermination de l'aide aux pays sous-développés »,
Cahiers Economiques de Bruxelles, n° 24, 1964, p. 456.
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dans le dessein d'avoir le soutien diplomatique des pays
bénéficiaires, en leur accordant leur voix lors des votes au
niveau des organisations internationales. C'est une véritable guerre
politique, car elle donne l'occasion d'anéantir les marges de manoeuvre
des autres pays concurrents. Ce point est assimilable à la
théorie néolibéraliste167 des relations
internationales, par laquelle à travers l'aide publique au
développement les pays donateurs tentent de récompenser ou de
punir les pays bénéficiaires.
C'est ainsi que Jean François GUILHAUDIS notait
récemment : «Ceux qui ont des notions d'histoire des relations
internationales, se rappellent que peu de temps après la vague
d'Indépendances des années 1960, vint pour les nouveaux
États le temps des désillusions. Ils se croyaient devenus
souverains, indépendants et libres de disposer d'eux-mêmes et
découvraient qu'ils ne l'étaient. Cela les conduit à mener
un difficile combat pour la souveraineté vraie et une
égalité réelle. Même si la société
internationale et le droit international n'ont pas été
complètement sourds à ces appels pour que le droit devienne plus
réel, personne n'oserait dire que ce combat a été
gagné168 ». Ceci est d'autant plus vrai que la
dépendance reste avant tout financière.
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