II. L'impératif de performance inhérent aux
principes fondamentaux de la commande publique
Plan. Le développement du droit de la
concurrence, avec l'extension du respect du principe de libre concurrence aux
personnes publiques a justifié un rapprochement entre les principes
fondamentaux de la commande publique et l'exigence d'efficacité de la
commande publique (A), cependant cette formalisation de la
performance de l'achat public n'a pas pour autant été permise
(B).
A. Les prémisses d'une formalisation juridique
de la performance par la soumission des personnes publiques au droit de la
concurrence
La libre concurrence au service de l'efficacité
économique. La concurrence se justifie par l'efficacité
économique qu'elle permet, puisqu'elle lutte « contre le
pouvoir de monopole ou de marché, c'est-à-dire la capacité
dont dispose une entreprise ou un groupe d'entreprises contrôlant une
part relativement importante du marché, d'induire une hausse des prix en
réduisant les quantités offertes et en obligeant ainsi les
consommateurs à se détourner vers d'autres biens, au risque de
gaspiller des ressources économiques rares. »240
« La libre concurrence n'est pas une fin en soi,
c'est un moyen d'atteindre une fin donnée. »241 De
manière générale, Montesquieu résumait que
« c'est la concurrence qui met un prix juste aux marchandises et qui
établit les vrais rapports entre elles. »242.
L'utilité de cette notion est de faire ressortir le bon sens
économique des rapports commerciaux, de façon à ce que
ceux-ci soient le plus équitables possibles. Il faut s'efforcer de
dompter la compétition inhérente au marché car c'est
précisément une compétition commerciale « saine
» qui permet d'obtenir les meilleurs produits et services aux
meilleurs prix. Une concurrence librement exercée, qui s'oppose à
une compétition commerciale déloyale, a donc pour objectif
premier de dompter la mondialisation en permettant l'efficacité
économique. Or la garantie d'une concurrence « loyale »
est permise par le droit de la concurrence.
La libre concurrence s'est progressivement imposée,
puisque les acteurs économiques « au lieu de se livrer à
une lutte acharnée » finissent souvent par se rapprocher et
s'entendre.
240 L. VOGEL, Traité de droit commercial, M.
GERMAIN (dir.), LGDJ, 2001, 18e éd., p. 561-562.
241 N. KROES, « La libre concurrence n'est pas une fin en
soi... », Revue des droits de la concurrence, n° 3, 2007.
242 MONTESQUIEU, « De l'esprit des lois », GF
Flammarion, 1993.
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Il en résulte une restriction, voir une suppression de
toute concurrence qui est fortement préjudiciable pour
l'économie.243 D'où un encadrement de la concurrence
qui s'impose. Ainsi le droit de la concurrence se justifie par l'imperfection
du marché244.
La libre concurrence signifie que les opérateurs
économiques sont donc libres d'exercer leur activité
économique de production, de vente ou de consommation et l'Etat ne fait
que réguler le marché. Grâce à la rivalité
entre les personnes, qui est garantie par le droit de la concurrence, on
souhaite que le prix d'une marchandise soit continuellement en train de
« «graviter« autour de son prix «naturel«,
c'est-à-dire son coût de production. » 245 Autrement
dit, la garantie d'une libre concurrence est efficace car elle permet le
meilleur prix.
Le droit de la concurrence appliqué à
l'achat public. Depuis longtemps maintenant, le droit de la
concurrence s'applique en Droit public246, ainsi qu'en
matière de marchés publics247. Ces règles de
concurrence sont complétées par les règles de mise en
concurrence développées au sein des directives. D'une part, le
droit de la concurrence protège l'acheteur public face aux risques
d'ententes ou d'abus de position dominante. Il est mis en oeuvre par
l'Autorité de la concurrence. Mais d'autre part, le juge administratif
contraint l'acheteur public. L'Union Européenne a en effet depuis
longtemps identifié la nécessité pour la commande publique
d'être encadrée, afin de réaliser le marché
intérieur. Les directives Travaux de 1971 et Fournitures de 1976
248 , faisaient suite aux deux directives «
libéralisation » de 1969 et 1971, qui mirent
théoriquement fin à la préférence nationale en
matière de marché fournitures et de travaux. Puis sous
l'impulsion de Jacques Delors, une coercition fut mise en place pour garantir
l'application de procédures de mise en concurrence, l'absence de
sanction ayant effectivement ruiné toute chance de survie des directives
précédentes. Ces directives font suite à la remise d'un
Livre blanc qui avait identifié l'ouverture à la concurrence
européenne des marchés publics comme une nécessité
pour mettre en oeuvre le marché unique souhaité par le
Président de la Commission Jacques
243 M. PEDAMON, Droit commercial, commerçants et fonds
de commerce, concurrence et contrats du commerce, Dalloz, 1994, p. 399.
244 A. et G. DECOCQ, Droit de la concurrence. Droit
interne et de l'Union européenne, 3 éd., LGDJ, 2008, p.9.
245 M. GLAIS, « Les fondements d'une politique de la
concurrence », in Concurrence et régulation des
marchés, Cahier français, n° 313, 2003, p. 20.
246 CE, 3 nov. 1997, Société Millions et
Marais, n° 169907.
247 CE, 8 nov. 2000, Société Jean-Louis Bernard
Consultants, n° 222208.
248 V. en ce sens : C. BRECHON, « l'échec des
directives Travaux et Fournitures de 1971 et 1976 », RFDA 1989,
p. 8.
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Delors249. Finalement l'Acte unique Européen
est signé en 1987 et donne un cadre juridique au développement
des prochaines directives relatives aux marchés
publics250.
L'objet du droit de la mise en concurrence.
Le droit de la concurrence a normalement pour objet de faire adopter
aux entreprises « un comportement concurrentiel afin de maintenir les
structures et assurer un meilleur fonctionnement des mécanismes du
marché. »251 A cet égard, il est important
de garantir, par l'application des règles, une autonomie dans la
détermination du comportement que l'opérateur doit avoir,
notamment au regard du choix de ses offres, de ses ventes et de ses
achats252. Le droit de la mise en concurrence semble être
quant à lui le complément nécessaire du droit de la
concurrence, puisqu'il a pour objet de garantir le libre accès à
la commande publique, l'égalité de traitement des candidats et la
transparence tant lors de la passation, que de l'exécution.
Les personnes publiques sont théoriquement soumises
autant que les personnes privées à ce principe de libre
concurrence. Pourtant paradoxalement les directives européennes et leurs
transpositions successives en droit français ne semblent pas permettre
une véritable liberté pour les personnes publiques. Un ensemble
de règles contraignantes vient encadrer leurs achats, car les personnes
publiques sont susceptibles de faire des choix non-économiques.
Celles-ci peuvent en effet décider, selon le postulat du droit
européen, de mettre en oeuvre un protectionnisme économique
à l'égard des entreprises nationales ou même locales lors
de leurs achats. C'est d'ailleurs ce qu'a pu juger la CJCE, qui a effectivement
considéré que la « finalité du droit
communautaire des marchés publics était d'éviter qu'un
« organisme financé ou contrôlé par l'Etat, les
collectivités territoriales ou d'autres organismes de droit public se
laissent guider par des considérations autres qu'économiques.
»253 La concurrence est alors davantage vue comme un
modèle économique
249 Commission européenne, Livre Blanc sur
l'achèvement du marché intérieur, COM(1985) 310
final, 1985,
Bruxelles.
250 Pour plus de détail sur l'évolution des
directives européennes jusqu'au dernière directives de 2014 : V.
L. RICHER, Droit des contrats administratifs, Op. Cit., pp.
323-324.
251 C. BOUTAYEB, Droit matériel de l'Union
européenne, LGDJ, coll. Lextenso éditions, 3e
éd., 2014, p. 208.
252 Idem.
253 CJCE, 12 déc. 2002, Universal Bau AG, aff.
C-470/99, Rec. p. I-11617, point 52 et 3 oct. 2000, University of Cambridge,
aff. C-380/98, Rec. I p. 8035, point 16 ; CJCE, 1er févr.
2001, Commission c/ France, aff. C-237/99, Rec. I p. 939, point 41.
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et social254 et la libre concurrence, comme un
principe d'organisation permettant de le réaliser. Ce principe de libre
concurrence servant de fondement à un ensemble
normatif255.
Ces contraintes sont donc spécifiques aux
marchés publics. Des procédures « complexes, plus
longues et plus onéreuses » sont imposées aux acheteurs
publics, faisant naître un risque contentieux élevé, absent
en droit privé256. L'existence de ce risque explique que
l'impératif de sécurité juridique des marchés
publics ait pris le pas sur celui de l'efficacité, paradoxalement
à l'objet premier du droit de la concurrence.
Les traces d'une exigence de performance
fondées sur la libre concurrence en droit national. Comme cela
a déjà pu être souligné, l'ordonnance du 23 juillet
2015 fait valoir que « les marchés publics soumis à la
présente ordonnance respectent les principes de liberté
d'accès à la commande publique, d'égalité de
traitement des candidats et de transparence des procédures. Ces
principes permettent d'assurer l'efficacité de la commande publique et
la bonne utilisation des deniers publics. »257.
L'ordonnance reprend ainsi sur ce point le Code des marchés publics de
2006. Sous l'empire du Code de 2001, l'efficacité de la commande
publique et la bonne utilisation des deniers publics étaient «
assurées par la définition préalable des besoins, le
respect des obligations de publicité et de mise en concurrence ainsi que
par le choix de l'offre économiquement la plus avantageuse.
»258
La définition préalable des besoins et la
recherche de l'offre économiquement la plus avantageuse sont des
conditions indispensables pour assurer la performance de l'achat public car
« La dépense publique efficace est celle qui maximise la
contrepartie obtenue en réduisant autant que possible les charges
administratives. » 259 Par suite, la mise en concurrence est
supposée permettre une allocation optimale des ressources. Enfin il faut
ajouter comme facteur de la performance de l'achat public la participation de
la mise en place d'un achat durable260.
254 L. ZEVOUNOU, Le concept de concurrence en droit,
Thèse de doctorat en droit, Université Paris Ouest Nanterre La
Défense, 2010, p. 11.
255 P. BONASSIES, «Les fondements du droit communautaire
de la concurrence: la théorie de la concurrence moyen », in
Mélanges en l'honneur de A. Weill, Dalloz-Litec, 1983, p.51-67.
256 B. NAYRAUD, L'optimisation de l'offre et la demande en
Marchés publics, Mémoire Master 2 Contrats publics et
partenariats, Université de Montpellier, 2012, p. 28.
257 O. n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux
marchés publics, art. 1er.
258 CMP 2001, art. 1er.
259 L. Richer, « la concurrence concurrencée :
à propos de la directive 2014/24 du 26 février 2014 »,
Contrats et Marchés publics, n° 2, 2015.
260 L'absence de ce dernier outil a pu être
critiquée plus haut.
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Mise en concurrence et rationalisation des
dépenses publiques : une corrélation pas toujours
évidente. Cependant, la libre concurrence au sens
européen a toujours exclu toute considération financière,
car comme le relevait déjà il y a presque 20 ans Philippe
Terneyre, « on pourrait dire qu'en droit communautaire un
marché public n'a pas pour objectif de faire en sorte, comme en France,
que les finances publiques du «pouvoir adjudicateur« soient
préservées, mais seulement d'obliger ce dernier à traiter,
dans un environnement concurrentiel et de façon égale, des
entreprises candidates, de toutes nationalités et de toutes tailles.
»261 Les nouvelles directives font mention de cette
exigence d'efficacité de la dépense publique262 afin
de légitimer les règles de soutien aux PME, qui n'ont pas pour
but de garantir le principe de libre concurrence. Le principe de bonne
utilisation des deniers publics est ainsi détourné de son
utilité d'origine par le droit européen.
Pourtant, les phénomènes parallèles de
discipline budgétaire et de saisine du droit des contrats administratifs
par le droit de la concurrence se rejoignent en droit français, au sein
de l'article 1er de la nouvelle ordonnance. L'exigence de
performance implicitement contenue dans cet article démontre surtout
l'adéquation des principes de libre concurrence et de protection des
deniers publics. L'efficacité économique est en effet l'objet du
droit de la concurrence, mais est également le principal outil, d'une
bonne utilisation des deniers publics.
Dès lors l'efficacité Ð et par voie de
conséquence la performance Ð devrait être une notion
sanctionnée juridiquement, avec une valeur normative propre et autonome.
Il serait alors possible de considérer qu'il s'agit d'une notion
juridiquement effective au-delà de son existence formelle au sein des
principes directeurs de la commande publique (B).
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