Chapitre II
La résurgence de la personnalisation du pouvoir
politique haïtien
D'un bout à l'autre, les choses s'empirent.
Après la Constitution de 1950 qui a donné une assise au
Président de la République pour mener à bien ses projets,
le pays a connu entre temps les Constitutions de 1964, de 1971 et de 1983. Ces
constitutions, dans le mauvais sens, ont rompu très
catégoriquement avec celle de 1950 qui a posé les bases d'un
système démocratique en Haïti. En parlant de base
démocratique, l'allusion est faite à l'élection du
Président de la République aux suffrages directs (art 88) et la
double chambre.
En effet, les constitutions élaborées sous le
régime des Duvalier n'ont pas changé la nature
monocamérale du parlement, car cela leur est très profitable.
Cette situation va perdurer tellement longtemps, le pays va connaitre environ
une trentaine d'années sous l'empire des actes contraires aux
libertés individuelles. Ainsi, le régime serait-il très
loin d'être démocratique par rapport aux nouvelles dispositions
constitutionnelles.
S'il nous est permis de le dire, la Constitution était
légitimement non-démocratique et certains actes posés
étaient légalement constitutionnels. Autrement dit, les clauses
liberticides se trouvent dans les constitutions, donc légales mais
illégitimes. Tout acte posé dans le cadre de cette Constitution
était légale mais illégitime. Si nous voulons contribuer
théoriquement au positivisme juridique, nous devons faire ressortir
surtout le côté juridique de toute la question. La Constitution
fixe les limites et les barrières. Tout ce qui est autorisé par
la Constitution était donc légal, mais cette
légalité était illégitime puisque les citoyens
étaient très loin de donner leur adhésion à de
telles clauses sinon que par la force ou sous l'empire de la violence non
légitime.
Et l'esprit et la lettre de ces constitutions traduisaient
explicitement la volonté du Chef de l'État de tout
contrôler dans le pays. Et il assurait, par les constitutions de 1964, de
1971 et l'amendement de 1983, provisions légales sur la base desquelles
des actes étaient posés, que le pouvoir reste et demeure sous son
contrôle même au-delà de sa mort. La volonté
même de conserver le pouvoir pendant très longtemps l'incitait
à commander certains actes. Quand tous les obstacles sont
anéantis, il serait plus libre pour la perpétration de telle ou
telle action jugée conforme à sa volonté au
détriment de tout un peuple.
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Le légalisme nous invite à nous attacher
davantage aux lois parce qu'elles doivent servir de boussoles aux actions
humaines. Même si toutes les lois, en général, le fait
d'être écrites par l'Homme sont attachées d'un signe
d'imperfection mais, certaines sont autoritaires ou liberticides dès la
conception. Pour faire du droit, les constitutions des Duvalier,
d'entrée de jeu, étaient illégitimes car elles ne venaient
pas de la volonté générale. Elles ont instauré un
climat terrifiant dans les sphères politiques du pays. Ce qui permettait
d'aboutir à un pouvoir politique personnalisé, conservé
entre les mains du Président de la République (Section I). Et de
jour en jour, les choses étaient empirées par de nouvelles
clauses totalitaires, dans le seul objectif de mieux consolider son travail de
personnalisation (Section II).
Section I.- Un pouvoir accaparé et
personnalisé
« Toute dictature est le fruit d'une
crise53». Il peut s'agir d'une crise économique,
telle que celle de 1929, dont la montée du fascisme et du nazisme y
était considérable. Il peut s'agir d'une crise morale ; elle a
pour fondement la sauvegarde des valeurs traditionnelles, notamment
liées à la démocratie. Finalement, il peut être
question d'une crise politique, liée au comportement des acteurs
politiques entre eux ou face à la charte fondamentale. Dans cette
dernière catégorie, les acteurs de chaque organe principal du
pouvoir cherchent à anéantir les autres politiquement pour
pouvoir atteindre leurs buts.
Sous la période des Duvalier, le pouvoir a
été accaparé et personnalisé. Dans un premier
temps, le père travaille à ce qu'il, non seulement, conserve le
pouvoir tout au long du temps qu'il est sujet à passer sur cette terre,
mais aussi il assure que le pouvoir soit toujours entre les mains d'un Duvalier
après son départ. Un Duvalier de sang comme son fils54
ou d'idéologie. Mais le second cas de figure ne pouvait tenir tête
au premier. Dans un second temps, il s'entête que tout se déroule
sous sa supervision, sous son autorisation ou sous son contrôle. Tout
doit passer par le Président. En tant que tel, Duvalier fait preuve de
ténacité à tout manigancer par la Constitution et tout ce
qui se fait ne l'est pas à son insu.
Quand la charte fondamentale d'un pays est dictatoriale dans
son esprit et dans sa lettre, toutes les actions posées dans ses limites
le sont aussi. La Constitution de 1957, dans le cadre de la période que
nous définissons pour la réalisation de notre travail, a
assuré la base de la dictature
53Leclerc Claude, Institutions politiques et Droit
Constitutionnel, 3e éd, litec droit. Paris 1989, p215.
54Il procède de la même manière que les Rois.
Dans les empires, le pouvoir est transmis de père en fils.
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duvaliériste par l'élimination du Sénat.
L'histoire politique montre que les sénateurs sont toujours les plus
récalcitrants aux mauvaises actions du pouvoir exécutif,
voilà pourquoi ils étaient d'abord éliminés et
ensuite les actes désirés étaient devenus plus faciles
à commettre. Le cas du Sénat de 1934, à titre d'exemple,
sous la présidence de Vincent55. Il est une branche du
Parlement dont le mandat et les attributions sont définies par la
Constitution. On ne peut y porter atteinte que par un coup de
force56.
Les constitutions de Duvalier étaient des constitutions
dictatoriales par excellence. Les clauses, qui y sont insérées,
étaient contraires à toute forme de démocratie et tout
processus d'institutionnalisation du pouvoir. La majorité des articles,
se référant à la nature du régime, portaient
atteinte au principe de la distribution des pouvoirs. L'articulation ou
l'harmonie entre les articles ne faisait que renforcer les possibilités
de tout contrôler.
L'ensemble des constitutions duvaliéristes avait
empêché que le pays connaisse la notion d'alternance en politique,
puisque les possibilités d'institutionnalisation sont minimes ou du
moins inexistantes (A). Cette impossibilité se traduisait par la
faculté que le Président détenait pour agir comme les rois
dans certaines monarchies européennes. Et nous connaissons, par contre,
qu'Haïti est une République et elle n'est plus une monarchie. Mais,
le comportement du Président de la République et les moyens
constitutionnels détenus pour réaliser ce qu'il voulait nous
amène à dire qu'il était un Président-Roi de la
République (B).
A.- Un pouvoir sans possibilités d'alternance
L'alternance est le fait par plusieurs acteurs politiques ou
plusieurs partis de se substituer au pouvoir par le biais d'élections
régulières. On dit généralement qu'elle
entraîne la permutation de deux partis ou de deux coalitions au pouvoir
et dans l'opposition57. La situation est différente s'il
s'agit d'un système multipartite, bipartite ou parti unique
adapté à un régime parlementaire ou présidentiel.
Quand le système de partis est bien ancré avec le cadre
constitutionnel qui fixe les limites de chaque acteur, les pouvoirs sont donc
réellement séparés.
55Moise Claude, Constitutions et Luttes de
pouvoir en Haïti, la solution américaine 1915-1946, tome 2,
1ère édition, Editions CIDHICA, Montréal 1990,
pp280-290.
56 L'histoire politique haïtienne retient
plusieurs coups de force portés contre le Sénat pour atteindre
certains buts fixés par le pouvoir exécutif.
57 Quermonne Jean-Louis, L'alternance au
pouvoir, Col. Clefs, L.G.D.J, Paris, mai 2003, p23.
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Le multipartisme qui, d'une manière
générale, tend à la séparation des pouvoirs, laisse
jouer librement la séparation constitutionnelle. Dans un régime
parlementaire, quand plusieurs partis sont siégés au parlement,
la notion de cohabitation tend à céder sa place à la
notion de coalition politique, mécanisme par lequel le gouvernement
cherche à dégager une majorité à son profit.
Cependant, la minorité ne cesse de nouer et de renouer
des intrigues dans les couloirs des assemblées pour dissocier et
émietter la présente alliance. Le multipartisme est plus viable
dans un régime présidentiel, car le gouvernement ne
reflète pas les différentes divisions des assemblées. Ce
n'est pas le véritable problème dans la mesure où les
partis se rappellent toujours de leurs missions, celles de représenter
et de travailler dans l'intérêt du peuple.
Dans un système bipartite, les rivalités sont
institutionnalisées et se présentent sous la forme de programmes
de gouvernement qui s'excluent mutuellement. La discussion trouve la
possibilité d'être éclose ou ne pas être tuée
à l'oeuf. Le système bipartite présente toutefois un grand
avantage, car en fait les rivalités, les discussions sont toujours
portées au grand public, selon William R. Brock58 et chaque
proposition politique est soumise au feu roulant de critiques.
En régime parlementaire, la cohésion et la
discipline du parti majoritaire renforcent la concentration. Et dans un
régime présidentiel, l'influence de l'organisation interne est
très variable suivant que le même parti réunit la
présidence et la même majorité parlementaire. Mais si les
deux partis partagent presque la même quantité de sièges au
parlement ou la présidence détient moins de sièges au
parlement, la cohabitation politique est bien présente et le principe de
la séparation est mieux assuré et le contrôle
réciproque est possiblement réalisable. Dans un système
bipartite, la marge que les partis se sont alternés est grande moyennant
deux partis dont leurs travaux sont étiquetés de constance et de
dynamique.
Sous l'ère des constitutions des Duvalier en
Haïti, l'alternance politique était à fausses
possibilités. Nous dirions qu'il s'agissait d'un système de parti
unique qui renforce bien évidemment l'autorité du pouvoir
exécutif. Et dans des cas pareils, l'assemblée pourrait est
considérée comme un «
parlement-croupion59», où l'acclamation bien
réglée remplace les débats, et le vote devient le premier
acte du processus délibératif. Quand le chef de l'État,
dans
58 Brock William R., L'évolution de la
démocratie en Amérique, tome 1, nouveaux horizons, Paris
1974, p184-186.
59 Duverger Maurice, Les partis politiques,
essais, Armand Colin, Paris 1992, p124.
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ses manoeuvres ne laissent aucune possibilité pour
l'organisation d'élections régulières dans le pays, il
nous est difficile de parler de substitution des acteurs au pouvoir (a)
et l'alternance politique devient une simple parole
(b).
a) L'alternance politique sous Duvalier
L'alternance politique entraîne la permutation de deux
ou plusieurs partis ou de deux coalitions au pouvoir et dans l'opposition.
Opposition dans le sens de deux acteurs qui voient la direction du pays
différemment. Ils veulent tous deux prendre le pouvoir ou la reine du
pays en main au profit de la population par les moyens d'élections
régulières. Sous l'ère des Duvalier, soit sous l'empire
des constitutions de 1964, 1971 et 1983, être Président de la
République d'Haïti serait un don du ciel.
La Constitution de 1957 qui a conservé
l'élection du Président aux suffrages directs n'existait plus
à cause de celle de 1964, la nouvelle Constitution qui a enlevé
le verbe ELIRE au niveau de l'article 91. À première vue, nous
dirions qu'il n'est plus question d'élection, il suffit d'avoir quarante
ans pour être Président de la République par n'importe
moyen. Mais ce serait trop cruel pour les constituants de 1964, l'art 101 a
ajouté un bémol pour dire que le Président de la
République est élu au scrutin secret. Jusque-là, ça
peut aller même si ce procédé est sur le point d'être
éliminé à petites doses.
Tout régime qui se veut être démocratique
doit être capable d'organiser des élections dans les limites
prévues par les textes légaux. Nous ne nions pas pourtant qu'un
régime puisse être démocratique sans choisir les
représentants par la voie des urnes mais il y a un manque. Il a
été prévu que le Président de la République
d'Haïti doit être élu aux suffrages directs et après
amendement de la Constitution de 1964, il n'est plus question
d'élection. Cet amendement constitutionnel pousse le pays vers le chaos,
vers l'anarchie ou vers la dictature. Au lieu de progresser vers une
répartition ou une distribution plus parfaite du pouvoir politique, la
Constitution de 1971 revient plutôt avec les vieilles pratiques et
consolidait la personnalisation du pouvoir.
Toute constitution prévoit comment parvenir à la
magistrature suprême de l'État. Il ne revient à personne la
possibilité d'accéder au pouvoir dans une démocratie sans
jouir du consentement du peuple, ce qui lui confère une sorte de
légitimité. A l'époque, Haïti a été
loin d'être un pays
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démocratique, mais chaque pas positif vers le respect
des valeurs ou des caractéristiques de la démocratie constitue un
plus vers la dépersonnalisation du pouvoir. Election implique que le
peuple, en tant que souverain et celui qui détient le pouvoir, participe
au choix de ceux qui vont exercer la délégation de la
souveraineté et du pouvoir. Autrement dit, le peuple doit choisir les
mandatés par la voie des urnes parce que ces derniers agissent par
délégation de compétences et de pouvoir.
A ce titre, sous Duvalier, les acteurs politiques, s'il y a en
avait plusieurs, ne pouvaient pas substituer l'un à l'autre au pouvoir
parce que les moyens de le prendre étaient inexistants.
L'élection, principal moyen de s'alterner, a été
supprimée dans la vie politique par la Constitution de 1971. Donc, le
pouvoir de Duvalier n'a pas connu ce concept, si oui, les possibilités
d'existence étaient immatérielles.
b) Une alternance immatérielle
Et dans les prescrits constitutionnels et dans la
réalité politique, -une sphère que nous ne voulons pas
trop toucher dans le cadre de ce travail qui vise à contribuer
théoriquement au positivisme juridique-, le concept d'alternance,
critère d'empêchement de la personnalisation du pouvoir, n'a
été existé sous Duvalier. Sous sa période, le pays
a connu la Constitution de 1957, non instituée par lui mais en jouit
beaucoup. Il a connu aussi celles de 1964 révisée par celles de
1971 et de 1983. Ces dernières-là sont ses principales oeuvres
pour asseoir ses projets politiques dictatoriaux. Le pire, les Duvalier ont
passé trente ans environ au pouvoir, soit 1957-1986.
Non seulement la Constitution de 1964 a commencé le
processus d'élimination de l'élection au suffrage pour être
abouti par la constitution de 1971, mais aussi le chef de l'État, dans
l'objectif de conserver le pouvoir, n'a jamais manifesté la
volonté d'organiser des élections dans le pays, sinon que des
referendums60 truqués à son profit. L'ensemble des
constitutions élaborées par papa doc et baby doc
sont porteuses d'effets dictatoriaux. Elles étaient des outils de
construction de l'édifice dictatorial contraire à l'instauration
d'un climat démocratique en Haïti.
60 Le 14 juin 1971, eut lieu le referendum de la
constitution de 1971. Le « oui » était la seule réponse
inscrite sur les bulletins de vote.
Diederich Bernard, le prix du sang, la résistance
du peuple haïtien à la tyrannie, tome 1 ; François
Duvalier (19571971), traduction de l'anglais par Jean-Claude Bajeux, Ed Henri
Deschamps, P-au-P, oct. 2005, p230.
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Quoique la notion d'alternance n'ait jamais été
dans la tête du Président et a été, certes, peu
répandue dans le monde à l'époque mais les prescrits et
pratiques constitutionnels n'ont jamais laissé de possibilités
aux autres acteurs politiques de briguer la fonction suprême de
l'État haïtien. Si des élections étaient
organisées dans le pays et quelqu'un d'autre succédait à
Duvalier père dans les limites prévues par la Constitution, nous
dirions que l'alternance politique a vécu dans le pays même pour
une seconde.
Somme toute, le Président François Duvalier n'a
jamais manifesté la volonté de laisser le pouvoir politique, voir
à organiser des élections. D'ailleurs, il a changé,
à sa guise, les constitutions, bases légales pour
l'accomplissement de ses actes. Certaines clauses instaurées dans ses
constitutions nous amènent à dire qu'il était un
Président-Roi de la République.
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