CONCLUSION
Arrivé au terme de ce travail, il est utile de rappeler
à la fois l'objet et l'itinéraire. Il était question de
déterminer les facteurs qui expliquent la forte progression de la
piraterie des oeuvres musicales au Cameroun en général, et
particulièrement dans la ville de Yaoundé. En tant que
sociologue, il nous revenait de comprendre, d'expliquer, de décrypter
cet ensemble de faits et de conduites résultant de comportements
anormaux, en essayant de saisir ses modes opératoires et son impact sur
une catégorie sociale précise, notamment celle des
artistes-musiciens. Nous avons donc posé sur le phénomène
de la piraterie, autrement appelée contrefaçon des oeuvres
musicales, un regard autre que celui auquel nous avons été
habitués, car ce phénomène est souvent
considéré comme un fait ordinaire, banal ou anodin, surtout
lorsqu'on sait qu'en l'absence de toute répression, il s'est
profondément enraciné dans notre société, laissant
croire qu'il est un phénomène normal. A la vérité,
la piraterie des oeuvres musicales est un fait anomique et pathologique,
c'est-à-dire un fait qui procède d'un dérèglement
social, d'un délitement ou d'une évanescence des normes tant
régulatrices que légistiques. C'est à juste titre qu'elle
est considérée comme une déviance, et par
conséquent, favorable à la réflexion sociologique. Le
sociologue devrait donc se sentir interpellé au premier chef par la
piraterie des oeuvres musicales.
Les problématiques antérieures
développées sur ce thème portent entre autres sur :
la démocratisation de l'Internet et son incidence sur la mise à
disposition des fichiers musicaux protégés sans l'autorisation
des auteurs ; l'organisation juridique du droit d'auteur et sa protection,
les brèches sur l'application des prescriptions légales ;
l'évolution historique, ainsi que les mutations du droit d'auteur et des
droits voisins ; les circonstances des violations au droit d'auteur et
leur ancrage contextuel et les effets néfastes de la piraterie sur
le développement durable. Dès lors, en construisant notre
discours à l'opposé des approches précédentes qui
ont longtemps dominé les recherches sur cette thématique, cette
étude a emprunté un chemin différent. Nous nous sommes
résolument démarqués des problématiques
antérieures, en voulant spécifiquement comprendre à quoi
tient la vitalité de la piraterie des oeuvres musicales dans la ville de
Yaoundé. Pour déterminer les facteurs explicatifs de ce
phénomène, nous avons construit notre réflexion sur un
certain nombre de points que nous avons jugé essentiel et qui tournaient
autour de l'hypothèse centrale suivante : La vitalité de la
piraterie ou la contrefaçon des oeuvres musicales à
Yaoundé, résulterait des facteurs pluriels, inhérents au
juridique, au politique, à l'économique et au social.
Fort de cela, notre travail a été
structuré en deux principales parties. Dans la première partie,
nous avons jugé opportun de présenter une approche globale du
droit d'auteur et de la propriété intellectuelle, notamment en
montrant les principes du droit d'auteur et sa localisation dans la
propriété intellectuelle, en déterminant les
caractéristiques générales des oeuvres musicales à
protéger, ainsi que les différentes atteintes qui leur sont
portées par les pirates. A partir de cette connaissance de ce que le
droit d'auteur est, nous avons abordé les modes opératoires de la
piraterie. Ici, il a été question de voir comment les pirates
foulent au pied la loi en copiant et en vendant impunément et sans
l'autorisation des auteurs, les oeuvres musicales d'autrui. Ceci a permis de
dresser une typologie des pirates, les principales formes de piraterie
identifiées à Yaoundé, la localisation de la piraterie,
les origines et la distribution des oeuvres musicales contrefaisantes. De
manière globale, cette première partie propose une vision
condensée sur les concepts de droit d'auteur et propriété
intellectuelle, dans le but de permettre une meilleure compréhension de
la gravité des atteintes qui sont portées aux oeuvres musicales
aujourd'hui au Cameroun.
La deuxième partie de ce travail a porté sur les
facteurs explicatifs de la piraterie. Ici, il ressort que la piraterie,
autrement appelée contrefaçon des oeuvres musicales,
connaît un regain de vitalité du fait de plusieurs facteurs. Au
nombre de ceux-ci, nous avons : la démographie galopante, la crise
économique des années 80, le développement des TIC et la
déliquescence des valeurs morales. En effet, la forte croissance de la
population a considérablement accru la demande en oeuvres musicales et
entraîné en même temps l'exacerbation du chômage, du
fait de la récession économique survenue dans la fin des
années 80. Avec la crise économique, il y a eu une vague de
``licenciés'' et de ``déflatés'' dans la
fonction publique. Cette masse de personnes désoeuvrées est venue
grossir le nombre de chômeurs et de chercheurs d'emplois, notamment les
diplômés de l'enseignement supérieur que l'Etat ne
parvenait plus à recruter. D'où l'essor du secteur informel,
considéré à juste titre par l'économiste
péruvien DE SOTO, H. comme « l'autre sentier ».
Toutefois, l'économie informelle qui était perçue comme un
important débouché pour ces nombreux chômeurs s'est
révélé plus tard comme étant pernicieux, en ce sens
qu'elle est un terrain sur lequel prospère avec aisance le commerce
illicite ou illégal. La commercialisation des oeuvres musicales en est
d'ailleurs une parfaite illustration. Phénomène
réprimé par la loi, il connaît une propension sous le
regard indifférent des autorités qui semblent pris dans une
nasse, car ne sachant pas s'il faut contraindre ces jeunes à
l'inactivité ou les laisser chercher le pain quotidien. Le
développement des TIC a également été
identifié comme étant un facteur important de la propension de la
piraterie. Avec l'avènement de l'Internet et l'amélioration des
formes de technologie de la compression, il est devenu facile pour tout le
monde de copier une chanson ou un album sur un support numérique de son
choix.
Toutefois, nous avons vu que la piraterie des oeuvres
musicales ne peut être lue sous le seul prisme d'une stratégie de
lutte pour la survie, comme certains pourraient si bien le penser. Sa
recrudescence est surtout le reflet des mentalités d'une
société en pleine dérive morale. Dans notre analyse, nous
avons pensé que la déliquescence des valeurs morales est l'une
des causes saisissantes de la piraterie des oeuvres musicales, car le Cameroun
est une terre fertile où ce phénomène prospère
aisément, enrichit par une crise des mentalités, des
responsabilités et même des structures. A la vérité,
la crise des valeurs morales est l'un des traits caractéristiques de la
société camerounaise aujourd'hui. Cette crise de grande ampleur,
généralisée ou encore multidimensionnelle, s'exprime
à travers la forte montée des comportements anormaux dans notre
société, à l'instar de l'homosexualité, de la
corruption, du faux et usage du faux, etc. Aucune dimension de la vie sociale
n'est épargnée. C'est pour cela que la culture camerounaise vit
un véritable drame en ce moment. Celui-ci s'exprime par la crise de
toutes les structures de gestion collective des droits d'auteurs et droits
voisins. La musique camerounaise est devenue aujourd'hui une musique de la
transgression. Cela s'illustre à travers des images souvent
osées, lubriques et obscènes que nous renvoient plusieurs
chanteurs camerounais, ainsi que des thèmes et paroles à
connotation sexuelle développés dans leurs différents
albums. Cette situation est lourde de conséquences. En effet, la
piraterie ternit l'image du pays à l'extérieur, elle est une
gangrène pour le développement de l'industrie musicale et une
entrave pour une gestion saine des sociétés de gestion collective
des droits d'auteur. Bref, elle contribue à tuer l'art musical.
C'est fort de cela que les autorités camerounaises ont
mis en place un dispositif de répression du phénomène,
à travers la loi n°2000/011 du 19 décembre 2000 relative au
droit d'auteur et aux droits voisins. De nombreuses initiatives ont
été mises en place par l'Etat et par les artistes eux-mêmes
pour juguler le phénomène. C'est la preuve que
l'élimination effective de la piraterie est une préoccupation
majeure de l'heure et est l'un des objectifs stratégiques de l'Etat,
ainsi que de la communauté artistique. Toutefois, cet objectif se heurte
à l'insuffisance du cadre juridique qui ne permet pas, en l'état
actuel des choses, d'assurer une protection adéquate contre ce genre de
vol, ainsi qu'à l'inertie de l'Etat et à l'inorganisation des
artistes-musiciens englués dans une crise concernant la gestion de leurs
droits d'auteur.
Tout au long de cette recherche, notre réflexion s'est
fondée sur une méthode essentiellement qualitative. Opter pour
une telle approche ne relève pas du simple hasard ou du pur formalisme.
L'approche qualitative donne un aperçu du comportement et des
perceptions des gens et permet d'étudier de façon plus
approfondie, leurs opinions sur un sujet particulier. Elle se
caractérise par une approche qui vise à décrire et
à analyser la culture et le comportement des humains ou de leurs groupes
du point de vue de ceux qui sont étudiés. Par conséquent,
elle insiste sur la connaissance complète ou
« holistique » du contexte social dans lequel est
réalisée la recherche. Ici, la vie sociale est vue comme une
série d'événements liés entre eux, devant
être entièrement décrits, afin de refléter la
réalité de la vie de tous les jours. Cette approche s'est donc
avérée pertinente pour l'étude de ce
phénomène, en ce sens qu'elle a permis de saisir les causes de la
vitalité de la piraterie des oeuvres musicales à Yaoundé.
Notre méthode a intégré les outils de collecte tels que
l'observation directe, les entretiens non directifs et semi-directifs,
l'observation documentaire en ce qui concerne la collecte des données et
l'analyse de contenu qualitative et direct pour ce qui est des informations
recueillies. Ces données ont été collectées
auprès d'une population composée de quarante répondants de
sexe masculin et féminin, mais avec une forte proportion d'individus de
sexe masculin.
Les informations collectées ont été
interprétées et analysées sous une perspective
théorique combinant l'approche dynamiste et critique, l'approche
stratégique et en prenant appui sur l'interdisciplinarité en vue
d'une saisie globale de cette réalité sociale. L'approche
dynamiste et critique nous a permis de saisir en profondeur la piraterie des
oeuvres musicales, phénomène complexe qui ne se laisse pas
décrypter avec souplesse ou aisance. La réalité qui y est
contenue étant en partie voilée, cachée, sinon
clandestine. Or, la vérité du fait clandestin ou illicite est
généralement dissimulée, tue, voilée ou
cachée. Et c'est précisément dans cette
vérité voilée que se trouve son pouvoir causal. En
incluant la dimension critique, il s'est agi d'aller au-delà de ce qui
se donne à voir dans le fonctionnement de la société
camerounaise, dans la répression de la piraterie par les pouvoirs
publics, pour atteindre les aspects cachés de ce
phénomène. Quant à l'approche stratégique, elle
nous a semblé plus susceptible de rendre compte des différentes
stratégies déployées par ces acteurs sociaux que sont les
pirates ou les contrefacteurs des oeuvres musicales, pour se détourner
de la législation sur le droit d'auteur et les droits voisins. Les
pirates ne sont pas des sujets passifs qui subissent les affres de la
misère et la pauvreté. Ils adoptent des stratégies en vue
de s'extirper de cette pauvreté dans laquelle ils sont confinés.
L'interdisciplinarité sur laquelle nous nous sommes appuyés est
fortement recommandée dans la sociologie contemporaine. Elle implique la
confrontation, l'échange des méthodes, des concepts voisins, des
points de vue et mobilise autour de la sociologie d'autres disciplines qui
permettent de saisir dans la totalité la réalité sociale,
en évitant la parcellisation et la ``superficialisation'' de
celle-ci.
Nous ne pouvons prétendre avoir conduit ce travail
à l'exhaustivité. Il souffre certainement de quelques limites,
tant et si bien qu'il est le fruit de nos premiers pas dans la recherche. Notre
voeu était d'enrichir davantage nos données de terrain, mais nous
n'y sommes pas parvenus en raison de la difficulté qu'il y avait
à les collecter, la plupart des répondants ayant brillé
par une méfiance extrême. Nous étions ainsi obligés
de recourir à l'observation participante, avec le risque de nous faire
identifier comme espion et d'être victime de représailles de la
part des pirates. La descente sur le terrain à première vue nous
semblait aisée, mais il s'est avéré au final
« qu'aucun terrain n'est facile ». Il a fallu
faire preuve d'une patience à toute épreuve pour glaner les
informations utiles. Soulignons également la difficulté que nous
avons eue tout au long de cette étude à trouver des travaux
antérieurs portant sur notre thème ou encore les ouvrages de
référence traitant spécifiquement de la piraterie ou de la
contrefaçon des oeuvres musicales. Cette thématique a beaucoup
plus été développée dans des articles de journaux.
Toutefois, cela ne saurait occulter l'intérêt
sociologique de ce travail. Sur le plan purement théorique, cette
étude s'inscrit dans la perspective des études de la sociologie
des quotidiennetés. A partir d'un fait banal, nous avons essayé
de lire la réalité de la société camerounaise. Sur
le plan méthodologique, cette étude a permis de mettre en exergue
l'efficacité du pluralisme méthodologique en sciences sociales,
avec un échantillonnage qui visait moins une
représentativité statistique qu'une
représentativité qualitative.
Sur le plan épistémologique cette étude
se veut une contribution scientifique à la compréhension d'un
phénomène social qui a pris une ampleur considérable dans
la société camerounaise. Le champ de la piraterie étant
resté jusque-là la chasse gardée des juristes.
En somme, l'ambition de cette recherche a été de
traduire sociologiquement une réalité ordinaire, banale. Il s'est
agi de faire l'examen des conduites les plus banales, les plus
routinières, les plus anodines auxquelles il n'est guère
porté d'attention. Il serait sans doute intéressant d'aller
au-delà de notre orientation en explorant d'autres pistes de recherche,
notamment dans le cadre de la sociologie économique, de faire une
analyse de la dynamique socio-économique de la piraterie des oeuvres
musicales en montrant les mécanismes de l'offre et la demande des
oeuvres pirates et même l'évolution des ventes, ou encore son
ancrage dans la Nouvelle économie structurée par une vision
néolibérale. On pourrait du même coup mener des recherches
sur la crise des sociétés de gestion collective des droits
d'auteur au Cameroun. En outre, et toujours en rapport avec cette question, des
recherches pourraient être menées dans le domaine de la sociologie
de la déviance, la sociologie du droit et la sociologie de la musique.
Chacune de ces disciplines mobilise des cadres théoriques, conceptuels
et d'analyse très pertinents en ce qui concerne la compréhension
de la vitalité de la piraterie. Toutes ces pistes de recherche
pourraient non seulement apporter encore plus d'éléments sur la
compréhension de la piraterie, mais également montrer que
l'idée de mener des recherches sociologiques sur un
phénomène aussi banal que la piraterie n'est pas du tout
dénuée de tout intérêt scientifique. Bien au
contraire.
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