Piraterie ou contrefaçon des oeuvres musicales: facteurs explicatifs, modes opératoires et impact sur les artistes-musiciens à Yaoundé( Télécharger le fichier original )par Joel Christian NKENG à NKENG Université de Yaoundé 1 - Master 2 en Sociologie 2010 |
III.2- La culture camerounaise dans le tumulteIII.2.1- La musique camerounaise : une musique de la transgression(L'exemple du Bikutsi) a)- Des images souvent osées, lubriques et obscènes La musique camerounaise d'aujourd'hui pourrait bien être qualifiée de musique de la transgression, transgression des valeurs morales dans une société peut-être hypocrite à certains égards, mais où l'indignation de la majorité demeure sincère sur les questions de moeurs. En effet, dans notre société, arborer une mini jupe, s'habiller en mode DVD212(*) et VCD213(*) ou encore tourner ostensiblement son postérieur en dansant ne sont plus forcément obscènes et ne représentent plus des atteintes à la pudeur. Depuis un moment, on est habitué à voir les femmes artistes surtout, montrer leurs charmes au niveau de la jaquette de leurs albums, des affiches, des vidéogrammes, ainsi que lors de leurs prestations scéniques. L'attitude à travers laquelle elles montrent des images provocantes où elles mettent leur anatomie en évidence leur est commune. Cette tendance a été vulgarisée par K-TINO autrement appelée «la femme du peuple », qu'une lignée de jeunes chanteuses de bikutsi a aussitôt suivi, en raison du succès que cette dernière connaît. En 2003, lorsqu'elle commet son album intitulé : « Ne pousse pas ... le bouchon trop loin », elle s'affiche sur la jaquette de cet album dans une posture assez suggestive, que Thierry Gervais GANGO commente en ces termes dans les colonnes d'un journal : Sur la photo ses rastas apparaissent comme un peu ébouriffés, sa bouche est grand ouverte comme si elle poussait un cri de douleur. Tout son visage est tendu. Sa poitrine voluptueuse et généreuse donne l'impression de vouloir exploser. Le corps est cambré. A cheval dans une instabilité manifeste. La main semble occupée par quelque chose à l'arrière. Le postérieur apparaît nu sur le côté. Le pantalon (ou la jupe, c'est selon) est rabattu vers le bas.214(*) Photo 9 : Une image osée de l'artiste-musicienne K-TINO Source : Notre enquête de terrain. Pour MONO NDJANA, H., à travers une telle attitude l'artiste a choisi là, au lieu d'une expression faciale, d'attirer son consommateur à travers l'expression « fessiale ». Cette attitude consistant à montrer des scènes d'une obscénité des plus insoutenables et des plus excitantes est également observée lors des spectacles et autres prestations de ces artistes. Si nous continuons de nous intéresser à K-TINO, nous pouvons noter que, accompagnée de ses danseuses appelées ``les Amazones'' ou encore ``les filles du quartier Poto-Poto'', elles se livrent souvent pendant leurs différents passages sur la scène, pratiquement à des séances de strip-tease215(*) ou à des exhibitions libidineuses et à la limite sataniques, qui à coup sûr, blessent profondément les âmes sensibles. Sans pudeur, celles-ci n'hésitent pas à sauter sur des spectateurs même les plus respectables pour en faire les partenaires de leurs obscénités. Au Cameroun, à l'instar de K-TINO, de nombreuses autres femmes du bikutsi (Lady Ponce, Biberon Cerveau, Suzie l'intouchable, Cathy l'Etoile, Arrache-Coeur, etc.) se distinguent également par des attitudes similaires qui s'écartent résolument de la norme. Même si cela justifie en partie l'immense succès qu'elles connaissent. Les images féminines qui sont proposées par les chanteuses du bikutsi aux consommateurs tendent donc vers la lubricité et l'obscénité. La sexualité n'est plus cachée. La musique érotique se démocratise, quelques textes jusque-là fredonnés lorsque les adultes étaient entre eux, sont aujourd'hui proposés à un public large. La production musicale camerounaise s'érotise de façon inquiétante. Et le succès populaire remporté par ces chansons indique bien un changement des attitudes face à la mise en image des gestes de l'intime et des représentations de la sexualité. Désormais, les scènes érotiques sont présentées dans toutes les productions musicales. C'est ce qui fait dire à MONO NDJANA, H. que : « La concentration du génie esthétique se fait dans la zone sous-diaphragmatique, au niveau des fesses qui s'expriment sous toutes les formes possibles (...) et tout laisse croire que l'élément essentiel de notre culture c'est l'obscénité »216(*). b)- Des thèmes et des paroles à connotation sexuelle Lorsqu'on s'intéresse un temps soit peu à la chanson camerounaise aujourd'hui, on est impressionné par cette étrange fertilité de l'imagination de nos chanteurs qui s'illustrent à travers des textes, des thèmes, des paroles et des noms d'artistes qui passent en revue tous les contours de la sexualité. On pourrait même dire qu'ils rivalisent de génie et d'adresse pour trouver des noms ou des mots qui auront le mérite d'avoir quelques connotations sexuelles. Le constat est clair. La chanson camerounaise a perdu non seulement de son charme mélodieux, mais également de sa densité poétique, qui étaient autrefois sa principale caractéristique. Des qualités que des artistes tels que Messi martin, Talla André Marie ou Francis Bebey, ont contribué à imposer à travers des textes, des thèmes et des styles aussi variés qu'enrichissants, qui avaient le mérite de convier sans cesse l'individu à la quête permanente de la sagesse tout en lui indiquant les chemins incontournables de l'intelligence et de l'excellence. « Résolument ouverte sur les préoccupations de la société et parfois politiquement engagée » 217(*) et remplissant par là une fonction éthique et didactique, il y a encore quelques années, les artistes camerounais semblent avoir perdu « leur ton didactique, ainsi que leur note lyrique, grave et prémonitoire 218(*)». La musique camerounaise d'aujourd'hui se porte très mal et brille par une absence d'authenticité qui la distingue de celle des autres pays qui possèdent, eux, une forte identité culturelle (Congo, Sénégal, Côte-d'Ivoire, Brésil, Argentine, etc.). Notre musique ne peut jouir de l'appréciation d'une légitimité, car elle ne s'appuie que sur des usages musicaux déjà entendus, à l'instar du coupé-décalé ou du Ndombolo. La production musicale camerounaise s'est dans sa majorité ivoirisée, congolisée et même américanisée au gré du transfert d'universalité qui semble s'être mué en asservissement culturel. Les musiciens confirment cette logique dans leurs oeuvres musicales à travers l'obscénité qui y est débitée au grand bonheur des populations devenues avides de chansons de cette nature. En effet, dans la musique camerounaise d'aujourd'hui, la sexualité est banalisée sous le regard innocent, mais curieux des enfants. Et le public s'est tant bien que mal habitué à ce type de musique positionnée dans le sillon d'une musique pornographique, et de plus en plus caractérisée par l'impudence, l'indécence et la quasi-référence aux fesses ou au sexe. Cela semble être devenu le gage du succès des albums de musique aujourd'hui ou encore la seule certitude de leur pérennité. Il y a des artistes dont la seule évocation du nom dans une manifestation présage un spectacle torride, tant ils savent embraser le public avec le ``show'' de leurs textes et leurs déhanchements libidineux. On chante et on danse uniquement au niveau du bassin. Nous choisissons ici d'illustrer notre propos par le Bikutsi, un genre musical et chorégraphique produit par les Béti de la forêt du Cameroun, qui est aujourd'hui sujet à de nombreuses controverses. En marge des débats sur ses « variations orthographiques » 219(*) et la « polyphonie sur ses origines » 220(*), l'attention semble davantage portée ces derniers temps sur l'esthétique et l'éthique du bikutsi qui sont au coeur de débats contradictoires, donnant lieu à de véritables procès sans concession autour des questions de la sexualité, du délire et de la dérive morale qui caractérisent ce genre musical aujourd'hui. Le bikutsi s'était originellement et au fil du temps illustré comme un rythme du lyrisme, de la satire, du dithyrambe, d'exhortation et d'interpellation. Aujourd'hui, le bikutsi a subrepticement chaviré vers l'immoralité au point où on commence à s'indigner contre ces « outrages » ou même ces « outrances ». Pour MONO NDJANA, H., le bikutsi surfe « dans une progression qui va des allusions ambigües des années 50 aux propos et mimiques suggestives des années 60 à 80, pour culminer dans la pornographie généralisée dès les années 80 »221(*). Certes, l'histoire du bikutsi veut qu'il ait eu quelques connotations ou corrélations sexuelles à un moment. Et celle-ci provient de ce que : A l'origine, il s'agissait de chansons de moqueries que les femmes exécutaient en groupe à la pêche ou encore aux champs, pour railler les petits défauts de l'homme, gourmandise, faiblesse sexuelle, etc. Les travers moraux comme la gourmandise ont été plus ou moins abandonnés et on s'est attaché à l'aspect sexuel ». Et, « les artistes, eux, semblent guidés par le goût du public, caractérisé de plus en plus par un voyeurisme, aussi bien dans l'art qu'en dehors.222(*) On est donc là dans une circularité dangereuse ; un cercle vicieux où « les artistes savent que le public attend cela. Et le public attend cela parce que les artistes ont pris l'habitude de le leur donner » 223(*) . Les textes moralisateurs passent pratiquement inaperçus et les artistes qui s'engagent dans ce registre restent souvent confinés dans l'anonymat, car ce sont les chansons « sexuellement épicées »224(*), très prisées et rentables, qui offrent plus de chance à l'artiste d'accéder à la gloire ou au rang de méga-star. Les noms de nos artistes du bikutsi, ainsi que les titres de leurs chansons, ne sont pas moins évocateurs de cette tendance poussée vers le sexe. Nos artistes-musiciens, et principalement ceux du bikutsi, débordent désormais d'imagination dans ce sens. On en vient même à réduire l'homme au ventre et au bas ventre. On a coutume de dire que l'artiste est à l'image de la société. Au cas où une telle sagesse se vérifie, on aurait de quoi être inquiet. D'autres se sont singularisés en optant pour un bikutsi essentiellement pornographique, à l'instar de Pedro du Cameroun, ou encore K-TINO. A la vérité, et selon Maryse JASPARD : Très omniprésent dans les médias, le sexe est un produit de consommation qui se donne à voir, se vend et fait vendre. La commercialisation des écrits et de la « mise en images » du sexe a entraîné une dérive pornographique de la libéralisation sexuelle. Elle a surtout induit une forme de banalisation de la sexualité.225(*) C'est fort de cela que MBASSI, B. conclut : « Le bikutsi est miroir et camera de l'homme et de la société dont il reflète les multiples visages et les projections, tout en cherchant à les influencer en profondeur. Ici, Dionysos, Arès et Eros se côtoient sans que pour autant Athéna soit absente »226(*). À travers une telle musique où la trivialité l'emporte sur la subtilité, où la salacité et la concupiscence ont pignon sur rue et où on peut retenir l'attention, c'est-à-dire toucher la société en donnant des leçons, mais aussi en la choquant par le scandale notamment, par la violation des tabous, on frôle la dérive pornographique. Une telle crise, comme un ouragan, n'a pas épargné les structures de protection du droit d'auteur. * 212. Dos et ventre dehors. * 213. Ventre et cuisses dehors. * 214. Thierry Gervais GANGO cité par Jules Romuald NKONLAK, dans un article paru dans le quotidien Le Jour et intitulé : « Les dessous des femmes du bikutsi », Edition du 06 mai 2007. * 215. De l'anglais : to strip, déshabiller, et to tease, agacer. * 216. MONO NDJANA, H., Les chansons de Sodome et Gomorrhe, Yaoundé, Carrefour, 1999. * 217. NGA NDONGO, V., « La chanson camerounaise », in Notre librairie, n°99, Octobre-Décembre 1989, pp.86. * 218. Ibidem. * 219. MBASSI, B., « Le dialogisme du bikutsi : un langage entre Dionysos et Agon », in Revue camerounaise de Sociologie et Anthropologie, vol.2, n°1, juin 2005, p.388. Selon lui, le mot s'écrit tantôt Bikutsi, tantôt Bikudsi, parfois Bikut-si ou encore Bikud-si en Eton. * 220. MBASSI, B., op.cit., p.388. (Selon cet auteur, l'explication morpho-lexicale et sémantique du mot ne renseigne pas véritablement sur les origines de ce genre musical. Celles-ci, pour certains, sont anecdotiques ou mythologiques, et pour d'autres, socio-historiques et politiques). * 221 MONO NDJANA, cité par MBASSI, B., op.cit., p.394. * 222. MONO NDJANA, op.cit., * 223. Ibidem. * 224. MBASSI, B., op.cit., p.405. * 225. JASPARD Maryse, Sociologie des comportements sexuels, Paris, Editions La Découverte et Syros, 1997, p.112. * 226. MBASSI, B., op.cit., p.409. |
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