1.1.1. Les signes passeurs
Dans l'économie de l'attention, il devient fondamental
de faire converger les lecteurs au sein du territoire, de capter leur attention
et de la garder, i.e. faire venir le lecteur dans le territoire et l'y
conserver en le faisant naviguer entre les différents espaces
d'écriture du territoire. Capter et garder l'attention i.e. initier des
parcours de lecture d'une temporalité maximale à
l'intérieur du territoire relève des dynamiques d'une nouvelle
forme de signes : le signe passeur. Un signe passeur est un « signe
outils, (...) qui donne accès aux multiples modalités du texte
» (Souchier,2003:23), signe d'une importance cruciale dans le territoire,
puisque ce sont des « signes pleins (É) qui permettent de
représenter dans un texte actuel un texte virtuel, (É)
intégr(és) à une construction et à un contexte,
indépendamment desquels ils n'ont aucun sens. » (Davallon &
Jeanneret,2004:50) Ce sont les signes qui permettent de passer d'un texte
à un autre, d'un écrit à un autre, de gestualiser par
clic29 le parcours dans le territoire, en suggérant dans un
parcours actuel la virtualité d'un autre parcours
accessible30. Ils sont la manifestation du « virtuel (É)
comme stricte partie de l'objet réel » (Deleuze, 1968:269). Ils
s'inscrivent dans une construction et un contexte ; ce sont des signes dans une
double dynamique lors de leur production, et sont accord tacite entre le
scripteur et le lecteur : ce sont à la fois des traces d'usage et des
usages anticipés (Davallon & Jeanneret,2004) qui permettent de
matérialiser dans l'écrit « le passé et le futur dans
le présent, par le biais de la mémoire et de l'attente »
(Ricoeur, 1983:26), la mémoire étant la trace d'usage et
l'attente l'usage anticipé. En effet, les signes passeurs signifient que
le scripteur a fait l'usage du parcours, qu'il y est lui-même
passé, il est une trace du mouvement du scripteur lors de la
construction. En même temps, ils sont suggestion, anticipation,
virtualisation du parcours de lecture, et ne se révèlent qu'en
contexte, lors de la lecture.
Ce sont ces signes qui opèrent la virtualisation de
l'écrit. Ce sont eux qui font se manifester l'autre texte en tant que
puissance d'existence. Avec le numérique, le texte n'est plus «
ici, sur le papier, occupant une portion assignée de l'espace physique
» (Lévy,2007:5), mais une virtualisation du parcours, une
actualisation en puissance contenue dans le signe passeur. Le texte est devenu
virtuel, en puissance, entièrement déterritorialisé,
« hors-là ». C'est seulement l'utilisateur qui va, en cliquant
sur les signes passeurs, « produire ici et là des
29 « Le geste de cliquer (É) est une lecture qui
n'est ni simplement intériorisée, ni oralisée, mais
gestualisée » (Jeanneret,2007:42)
Ainsi la lecture devient-elle active puisque c'est le lecteur
qui s'investit, en cliquant, dans la construction de son propre parcours.
30 Il ne faut en effet pas concevoir le virtuel
comme l'irréel, mais bien comme la potentialité d'actualisation.
Le virtuel est l'actuel en puissance, en d'autres termes, dans notre cas, le
signe passeur fait naître la possibilité d'actualisation d'un
texte dans le texte actuel, l'autre texte est virtuellement contenu dans le
texte présent par le signe passeur.
« Le virtuel ne s'oppose pas au réel, mais
seulement à l'actuel. Le virtuel possède une pleine
réalité, en tant que virtuel. » (Deleuze,1968:269)
« Le virtuel, (É) n'a que peu d'affinité
avec le faux, l'illusoire ou l'imaginaire. Le virtuel n'est pas du tout
l'opposé du réel. C'est au contraire un mode d'être
fécond et puissant, qui donne du jeu aux processus de création,
ouvre des avenirs, creuse des puits de sens sous la platitude de la
présence physique immédiate. » (Levy,2007:2)
Page 25 sur 99
Colin FAY
événements d'actualisation textuelle, de
navigation et de lecture. Seuls ces événements sont
véritablement situés. » (Lévy,2007:5) Ces
événements situés sont l'actualisation, la mise en
visibilité par le lecteur sur son propre support du texte
virtualisé par les scripteurs du média.
Ces signes passeurs ont un caractère particulier : ils
sont à la fois des signes en tant que tels, porteurs d'une
volonté de signification, mais en même temps ils interagissent
avec d'autres espaces en ce sens qu'ils virtualisent ces derniers, permettant
le mouvement d'un espace à l'autre par clic. Ils sont reconnaissables
parce qu'ils sont mis en relief au sein de l'écriture : couleur
différente, statut différent saillance par construction
technique ou tout simplement conventionnellement reconnus comme étant
des signes permettant de passer saillance sémantique (par exemple, une
adresse url est conventionnellement reconnue comme telle, même si
celle-ci n'est pas mise en avant en tant que telle dans le texte.
Également, faire référence à un autre lieu du
territoire, voir à un autre média / site indique une trace
d'usage et une anticipation d'usage). En d'autres termes, ils manifestent une
« conjonction (É) entre le sémiotique et le technique »
(Davallon & Jeanneret,2004:52)
Ils se rencontrent également dans l'architexte
numérique : barres de menus, barres d'adresse, favoris, historique,
etc., inhérents au navigateur mais aussi au système informatique
utilisé : menus, barre des tâches, boutons pour réduire ou
fermer le navigateur, indicateurs de performance de la machine, etc. Ainsi
nombre d'actions se présentent comme parcours virtuel, même en
dehors du territoire du média. Le territoire du média, bien que
construit par ses actants, s'entoure d'un nombre de signes passeurs qui ne
dépendent pas de lui mais qui peuvent influer sur les parcours : le
lecteur souhaitant ne plus prêter attention à l'écrit
possède sur la même surface de support la possibilité
d'accès à de nombreux autres espaces, personnalisés et
personnalisables, et de fait indépendants de la construction du
scripteur du média (retour en arrière, clique sur un favori ou
fermeture de la fenêtre, etc.). Ainsi la possibilité de
combinatoire de parcours est partiellement l'oeuvre de la matrice
laissée par le scripteur, mais elle est aussi indépendante de la
construction du territoire du média.
Page 26 sur 99
Colin FAY
|