1.1.2. Créer des signes passeurs
Produire des signes passeurs est fondamental pour un narrateur
qui souhaite déplacer le lecteur vers et dans le territoire
médiatique sur lequel il écrit, i.e. l'y faire converger et l'y
garder. Ces signes coordonnent le mouvement de lecture d'une manière
extrêmement simplifiée : une simple adresse url sur un
réseau social est un signe passeur qui permet d'accéder en un
seul mouvement à la page à laquelle souhaite amener le scripteur.
Produire des signes passeurs sur la plateforme médiatique est
également important : cela permet de faire le lien entre un article
présent et d'autres articles passés, pour l'inscrire dans la
logique de la continuité du récit, mais aussi garder le lecteur
sur le territoire : ce sont ces signes qui permettent la construction du
parcours au sein des territoires. Le numérique ne possède plus
cette idée fondamentale du mouvement de lecture de « tourner la
page », il n'y a plus de contact physique direct avec un objet
structuré en pages qui contraint, d'une certaine manière, le
lecteur à une lecture linéaire. Au contraire la lecture est
construite par le geste de clic du lecteur, participant activement à
l'actualisation du texte, texte qui « occupe "virtuellement" tout point du
réseau », et c'est le lecteur qui vient « produire ici et
là des événements d'actualisation textuelle, de navigation
et de lecture. » (Lévy,2007:5) En d'autres termes, le scripteur
déposant une marque territoriale vient déposer un texte virtuel
actualisable à tout point du réseau auquel il est relié.
C'est la lecture qui va être créatrice de cette actualisation
textuelle par mouvement de parcours, une lecture qui pourrait virtuellement
capter l'attention du lecteur à l'infini : posés de
manière stratégique, les signes passeurs pourraient
virtuellement, dans l'absolu, garder le lecteur sur le territoire pour tout son
temps de lecture, grâce à un signe passeur renvoyant à un
autre lieu du territoire sans perdre l'attention, renvoyant à un autre
texte reliant un autre texte, dans une boucle potentiellement interminable.
C'est parce que la logique est en flux Ñ flux dont l'existence est
possible par les signes passeurs Ñ que cette échelle de captation
d'attention est possible. Un journal ou un magazine papier, même en
captant l'attention maximum de son lecteur, ne pourra la capter que sur la
matérialité de ses pages. Un média numérique,
savamment rodé, peut toujours distendre les limites d'un texte, d'un
récit, de son contenu, pouvant capter à une échelle
immense l'attention à l'intérieur de son territoire. Par exemple,
sur PP, l'intégration de signes passeurs renvoyant vers d'autres pages
du territoire est faite quasi systématiquement.
Ce sont ces signes passeurs qui structurent la
temporalité du parcours, la construction de son mouvement, et en dernier
recours la mise-en-intrigue. Qui plus est, leur place au sein du RSN ou encore
au sein de l'article étant à tous niveaux (haut, milieu ou bas de
page), la lecture s'en trouve refigurée d'une manière
différente : la « fin de la page » ne se trouve plus
détentrice du pouvoir de signifier qu'il faut se déplacer vers
une autre page, la structure fondamentale de la page en est bouleversée,
le scripteur et l'architexte déposant des signes passeurs à tous
les niveaux. Mais ces signes passeurs ne sont pas dépendants uniquement
du narrateur : la plateforme numérique en produit par elle-même :
sur certaines plateformes se manifestent des rubriques telles que « sur le
même sujet » ou encore « articles conseillés »,
produits par calculs algorithmiques des affinités d'un article avec un
autre (bien que les caractéristiques soient laissées par le
narrateur, ce n'est pas lui qui effectue le classement ou les suggestions). Il
en va de même, comme
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c'est le cas par exemple sur PP, pour les rubriques «
articles les plus lus », ou encore en bas d'article « on vous
conseille » : c'est le dispositif qui va, de manière automatique,
placer l'article en tant qu'article intéressant uniquement sur la base
du nombre de lectures d'un article ou en fonction de calcul automatiques
d'affinité, les actants humains du média n'ayant aucune
intervention sur ce classement. On retrouve la même chose sur les RSN :
toutes les suggestions d'aide à la sérendipité sont des
calculs d'affinités entre un utilisateur et un autre, en fonction des
interactions qu'un utilisateur entretient avec d'autres utilisateurs ou avec
d'autres pages. Ainsi la technique s'empare-t-elle d'une capacité de
virtualisation automatique, indépendante de toute action des actants
humains du médias.
Sur PP, les écrits sur les profils Facebook et Twitter
relient à des liens vers les écrits de la plateforme. Tous ces
écrits sur les RSN sont composés (en plus du lien vers le site)
d'une photo et/ou d'un texte (systématiquement les deux sur Facebook),
ces deux derniers étant majoritairement des photos et des textes
différents de ceux présents sur la plateforme, tout en restant
bien sûr dans la thématique de l'article vers lesquels ils
renvoient (les photos des artistes diffèrent, les photos d'articles
thématiques également, les textes sur les RSN sont plus
succincts, tout en restant analogues). Ainsi le symbolisme et la
thématique de l'article premier influence-t-il l'écriture sur le
RSN, mais en même temps cette écriture reste originale : elle en
diffère assez pour ne pas être la même mais pourtant pas
assez pour qu'elle soit non reconnaissable. Ce phénomène est
imputable au fait que l'écriture sur les RSN a la finalité
profonde de construire la passerelle vers les écrits sur la plateforme,
ce qui peut se constater par la présence régulière sur les
RSN des déictiques ici ou encore maintenant
précédent tout juste le lien vers la plateforme. Pourtant
l'ici et le maintenant ne se réalise qu'une fois l'action
d'actualisation textuelle effectuée, en d'autres termes une fois le
signe passeur cliqué.
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