1.1.3. Tension des signes passeurs
Nous voyons ainsi que la création de signes passeurs
relève d'un mouvement de virtualisation, c'est-à-dire la mise en
virtualité de matrices de parcours attentionnels. Cependant, ces
mouvement de virtualisation que sont les signes passeurs révèlent
des tensions dans les pratiques professionnelles.
Pour être optimalement efficaces, l'utilisation des
signes passeurs nécessite une connaissance approfondie du territoire :
alors qu'ils réduisent les temporalités à néant
(pouvant faire appel à des points à distances temporelles
entièrement différentes dans le même mouvement), ils
doivent renvoyer de manière pertinente à un autre point du
territoire, en même temps qu'ils doivent être maximalement
présents. Il faut donc pour le scripteur avoir une connaissance
approfondie du reste du territoire, ce qui peut se trouver complexe dans des
organisations disloquées, ou employant des scripteurs ponctuels. Ce
temps de création de signes passeurs chez les scripteurs ponctuels peut
être relayé par un scripteur connaissant très bien le
territoire (par exemple le rédacteur en chef, ou un journaliste fixe de
longue date). Cependant, cette action prend du temps, un temps dont la valeur
se doit d'être envisagée, puisque rajoutant de l'action de travail
de secrétariat de rédaction à celui qui ajoute, sans que
son nom n'apparaisse dans le résultat final. Cet ajout d'action, en plus
de dissoudre la signature de l'ajoutant dans le texte du scripteur premier, est
une activité professionnelle à la valeur difficilement
quantifiable. Cette connaissance est également complexifiée par
la recherche de l'instantané dans l'innovation : trouver d'autres
points, construire des virtualités par signes passeurs nécessite
du temps, du renvoi, de la lecture, et peut venir en tension avec la recherche
de la rapidité. C'est une pratique, sur PP, effectuée par le
rédacteur en chef, qui viendra ajouter des liens vers d'autres pages du
territoire à la suite de l'écriture d'un pigiste.
Les signes passeurs peuvent également être une
distraction à l'attention, un bruit dans le parcours. Pour exemple,
l'encart publicitaire se revêt d'un paradoxe : alors qu'il est source de
revenu monétaire, il peut être à l'origine d'une
échappée de l'attention, et donc provoquer une perte de gain
attentionnel, en détournant le parcours de lecture et en faisant quitter
le territoire du média, actualisant un parcours qui se détourne
de celui envisagé par le scripteur. On voit donc une tension se
développer dans le signe passeur publicitaire : il faut capter
l'attention dans le territoire pour livrer de l'audience publicitaire, mais en
même temps la publicité est un détournement virtuel de
l'attention. Le signe passeur en tant qu'il est trace d'usage peut
revêtir la même dynamique : le lecteur, soudainement
interpellé par une trace de passage, peut décider de quitter le
territoire pour rejoindre l'autre territoire que ce signe virtualise.
Sur PP (qui ne possède pas d'encart publicitaire), la
distraction peut venir d'un potentiel détour ne permettant pas la
poursuite de lecture de l'article en question : un signe passeur en
début d'article peut faire dévier le parcours du lecteur qui va
actualiser une nouvelle page. Cependant, PP fait le choix de ne produire que
des signes passeurs renvoyant à son propre territoire, ce qui permet de
continuer à capter l'attention en son sein, même si le parcours
suit une matrice de
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lecture non linéaire. Lorsque l'article en question
aborde un sujet qui est extérieur à un sujet déjà
traité dans PP, le texte ne contient pas de signe passeur, ou alors ke
rend peu saillant.
Lors de la création du signe passeur, il est
préférable d'écrire en pleine lettres le contenu de la
page à laquelle on renvoie plutôt qu'un déictique, à
cause des contraintes des moteurs de recherche : si une page B renvoie à
une page A traitant de x, il est préférable de produire
un signe passeur dans B contenant en plein explication le contenu de A,
plutôt qu'user un déictique, afin d'optimiser les recherches dans
les moteurs : cette pratique optimise les chances qu'un lecteur cherchant x
dans un moteur ait en résultat la page A ou la page B, plutôt que
seulement la A au cas où B ait usé d'un déictique.
Pourtant, l'effet de lecture d'un déictique diffère d'une pleine
écriture. De plus, une tension se trouve dans la reconnaissance par le
lecteur : il faut que le signe passeur soit techniquement identifiable par le
lecteur, et non pas sémantiquement. En d'autres termes, le moteur de
recherche contraint à préférer une construction de
saillance technique plutôt que de saillance sémantique. Les signes
passeurs doivent ainsi trouver une forme qui soit assez saillante pour
être reconnue, mais pas trop saillante pour ne pas être intrusive.
Le signe passeur doit donc combiner avec justesse une saillance technique et
une saillance sémantique : ils doivent faire sens en même temps
qu'ils doivent être reconnus comme signes passeurs.
Enfin, malgré tous les dynamiques de construction du
scripteur, le lecteur reste celui qui va avoir le dernier mot : c'est lui qui
va ou non actualiser le parcours. Alors qu'avec le papier, il existe peu de
possibilité de parcours territoriaux Ñ même relire
plusieurs fois le même article, ou les articles dans le désordre,
les pages de la fin au début ou aléatoirement reste un parcours
à l'intérieur du territoire Ñ, et que les noeuds pour
quitter le territoire ne sont pas contenu dans lui même. Le média
numérique présente de manière lisse un nombre infini de
matrices de parcours, et de signes passeurs faisant quitter le territoire tout
autant que pouvant l'y garder. Ce sont ainsi des traces à double
tranchant, pouvant si elles sont bien maitrisées servir la captation du
parcours tout autant que le desservir si elles sont lésées.
De ce fait, d'une certaine manière, le parcours de
lecture échappe au scripteur. À tous les scripteurs. Comme
l'écrivait Barthes (1966 : 14) : « à cha(que) points, une
alternative, donc une liberté de sens, est possible ». Cependant,
la nature de ce choix a changé : avec le numérique, c'est le
lecteur qui choisi la structuration du récit, le narrateur ne fait que
lui proposer des choix. Par exemple, un narrateur se référant
à un de ses écrits antérieurs propose au lecteur d'y
accéder pour comprendre le récit présent. Il virtualise un
récit, un parcours de lecture, laissant aux lecteurs la
possibilité de l'actualiser ou non. Rien n'impose au lecteur d'y
accéder3 1.
31 Autrement dit, « facteurs du texte, nous
voyageons d'un bord à l'autre de l'espace du sens en nous aidant du
système d'adressage et de pointeurs dont l'auteur, l'éditeur, le
typographe l'ont balisé. Mais nous pouvons désobéir aux
instructions, prendre des chemins de traverse, produire des plis interdits,
nouer des réseaux secrets, clandestins, faire émerger d'autres
géographies sémantiques. » (Lévy, 2007:11)
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