3.2. De la periodicité au
flux-sédimentant.
Selon Ricoeur (1983), l'expérience humaine du temps
n'est possible que par le processus de mise-en-intrigue, c'est-à-dire
par la construction d'un récit qui s'inscrit dans une
traditionnalité, cette dernière se manifestant par la dialectique
entre l'innovation et la sédimentation (Ricoeur, 1983 : 133).
La sédimentation est l'ensemble des règles, des
normes présentes qui influencent l'écriture et qui sont dues
à l'accumulation des manifestations passées d'écriture.
C'est l'ensemble du cadre architextuel qui encadre l'écriture. En effet,
« tout texte est placé en abîme dans une autre structure
textuelle qui le régit et lui permet d'exister » (Souchier, 2003 :
23), toute nouvelle écriture sur un territoire s'inscrit dans et vient
participer à la sédimentation. Cette sédimentation est
l'accumulation des traces passées, la mémoire, qui vient
configurer à la fois les souvenirs et les horizons d'attente du lecteur,
mais aussi l'écriture du narrateur, conscient de s'inscrire dans cette
sédimentation. Mais ces normes ne sont pas absolues, puisque
l'innovation est toujours présente, en tant qu'autre volet de la
traditionnalité. En effet, bien que s'inscrivant dans une forme de
sédimentation, « ce qui est produit (...) est toujours une oeuvre
singulière. » (Ricoeur, 1983 : 134) Autrement dit, ce qui est
produit est toujours nouveau, ce n'est pas une reproduction mais bel et bien un
production à part entière. Au sein de cette archistructure
architextuelle qui se sédimente à travers le temps, toute
nouvelle production est unique, innovante, et susceptible à long terme
de bouleverser les règles auparavant établies.
Les deux volets de la traditionnalité ne sont bien
sûr pas indépendants l'un de l'autre. Comme le souligne Ricoeur
(1983 : 134-135) « une oeuvre (...) est une production originale, une
existence nouvelle dans le royaume langagier. Mais l'inverse n'est pas moins
vrai : l'innovation reste une conduite gouvernée par des règles :
le travail de l'innovation ne nait pas de rien. » Ce statut paradoxale de
l'écriture se manifeste bel et bien dans les médias : toute
écriture sur un média est à la fois une écriture
nouvelle, originale, mais pourtant reste contrainte par le cadre qui s'est
précédemment sédimenté sur la page, i.e. «
nous ne sommes jamais en position absolue d'innovateurs, mais toujours d'abord
en situation relative d'héritiers. » (Ricoeur,1985:399-400)
Ainsi, la dualité sédimentation / innovation est
présente dans toute écriture. Cependant, les médias
journalistiques sur Internet transforment le fonctionnement de la
temporalité des médias traditionnels, et viennent repenser cette
dualité. Avec Internet, plus qu'un bouleversement des frontières,
c'est les temporalités qui sont bouleversées. En effet, la
temporalité s'est déplacée d'une logique de
périodicité, c'est-à-dire avec distribution de la presse
papier à intervalles régulières24, à une
logique en flux : le système de pré-production de l'information
n'est plus dépendant des systèmes de presse et de distribution,
les nouveaux médias numériques « s'attaquent aux anciens
médias écrits en proposant les mêmes services en faisant
l'économie de la production ou de la distribution. » (Sarino,
2007:6) L'innovation ne se manifeste plus selon une régularité
périodique temporelle dictée par les contraintes
matérielles de production, « Internet est libre
24 Ce qui n'est pas sans impacter la profession de
marchand de presse.
Page 20 sur 99
Colin FAY
de tout ça. Il n'y a pas d'heure. »
(Assouline,2007:73) Les contenus peuvent naître à tout moment,
sans contrainte matérielles de temporalités. Avec le net, «
les désirs ou les idées, pour ne rien dire de l'actualité,
ne viennent pas deux fois par semaine, c'est tout le temps ou rien »
(ibid:69) Créer un territoire numérique, déposer des
marques territorialisantes, c'est écrire, coder, produire au sein de ce
flux. Le média crée son territoire dans ce flux, dans ce
mouvement qui n'est plus périodique.
La temporalité n'en est plus la même : avec le
numérique, l'innovation des médias devient processuelle, en
perpétuel changement, en mouvement25. Ce continuel mouvement,
créateur d'une forme d'éphémérisation du
présent, d'une recherche de l'instantanéité26,
remet la maîtrise du temps au coeur des stratégies
médiatiques, d'autant plus que la recherche de
l'instantanéité dans le flux se retrouve confrontée
à un rapport particulier au contenu, dû aux supports. Alors que
dans les supports traditionnels le contenu et de fait la sédimentation
est limité dans le temps et l'espace, le web est créateur d'une
forme de temporalité et de spatialité infinies, où le
contenu n'a plus ni lieu ni temporalité propre. Ce qui est
créateur d'une forme de sédimentation infinie, une
hyper-sédimentation : les contenus innovants ne se chassent pas les uns
après les autres mais au contraire s'empilent en se stockant sur le
réseau, en tant qu'ils sont déposés au sein du flux mais
restent comme trace, « le web actuel (étant) devenu presque
hypermnésique. » (Ertzschied&al.,2013:1) Ainsi les pratiques du
web manifestent-elles une forme de paradoxe du point de vue de la
temporalité : en même temps que le présent tend à
s'éphémériser par une recherche de vitesse d'innovation au
sein du flux, raccourcissant les temporalités des contenus de plus en
plus, l'éphémérisation est contredite par une
hyper-sédimentation, une dynamique d'« hypermnésie » du
contenu qui se stocke par trace, jouant la tendance vers les deux
extrémités du prisme temporel, comme le souligne Merzeau (2009:7)
: « c'est tout le paradoxe de cette logique : elle indexe la valeur sur
l'actualité, tout en provoquant un développement sans
précédents de métadonnées. »
Ainsi, l'écriture existe aux deux
extrémités du prisme spontanéité /
éternité, elle se veut à la recherche d'une
spontanéité, directe, sur le vif, et pourtant sa
pérennité est devenue quasi éternelle : la mémoire
n'est plus dans l'humain mais sur le réseau même, toute
écriture devient virtuellement permanente, et chaque nouvelle
écriture, bien que spontanée, est prise dans une toile de
rapports qu'elle entretient avec toutes les écritures qui l'ont
précédées. Tout texte devient une trace, et « toutes
les données que nous générons (...) nous poursuivent de
leurs marques indélébiles. » (Damien & Mathias,
2009:10)
25 Étudier les médias de Presse, cours
de M2 EPIC, Le Moenne C. et Étudier les communications
organisationnelles, cours de M2 EPIC, Le Moenne C.
26Fondements épistémologiques des
communications stratégiques, cours de M2 EPIC, Le Moenne C.
Page 21 sur 99
Colin FAY
|