3.2.3. L'écriture automatique
« Tout texte est placé en abîme dans une
autre structure textuelle qui le régit et lui permet d'exister. »
(Souchier,2003:23) Cependant, quand cette structure Ñ l'architexte
Ñ n'est plus actualisée par un actant humain du territoire, la
technique prend le relai sur la contextualisation de la lecture des articles,
échappant à la construction territoriale faite par les
narrateurs. Sur l'ensemble du territoire, il existe un certain nombre de signes
sur lesquels les narrateurs n'ont aucune liberté d'intervention, comme
par exemple la mise en page générale. Cependant, ces signes sont
statiques, et cadrent de manière unifiée les expériences
de lectures. À l'inverse, il existe des signes qui s'écrivent en
dehors des capacités d'intervention des narrateurs, processus
d'écritures délégués à la technique, et qui
permettent de contextualiser les écrits, tout en gagnant en
rapidité (puisque gérés par la machine).
Sur PP, la délégation de l'écriture
à la technique pour gagner en rapidité tout en proposant du
contenu pertinent passe, entre autres, par l'usage du module Articles les
plus lus, laissant entendre une popularité actuellement pertinente
de l'article. Ce type de module, qui n'est pas géré par un actant
humain, est présent sur toutes les pages du site, et laisse apercevoir
sur toutes ces pages une capacité d'accès à ces articles :
indépendamment de la volonté des narrateurs, le module d'articles
les plus lus joue sur la visibilité et le nombre de lectures d'un
article, dans une boucle qui est auto-renforcée. De la même
manière se place les compteurs de partage sur les RSN : afficher combien
de fois un article a été partagé (et
éventuellement, la possibilité de voir par qui) configure la
réception de la lecture, lui donnant ou non un caractère
populaire, apprécié ou déprécié, et
permettant une relative comparaison chiffrée entre différents
articles. Comme le souligne Jeanne-Perrier (2005:72) : « l'architexte est
une construction techno-semiotique (É) qui exprime un point de vue sur
le texte comme objet et sur la textualisation comme pratique : il met en
évidence certaines ressources, rend plus difficile l'accès
à d'autres, en interdit enfin certaines. » C'est ce que fait
l'automatisme de l'affichage des articles les plus populaires, tout comme le
compteur de partage affiché en haut des articles : la popularité
est la ressource mise en évidence de manière automatisée
par le média, laissant d'autres ressources, qui pourraient elles aussi
être pertinentes, en retrait. Ainsi, « le scripteur ne
maîtrise plus le parcours intégral de l'écrit »
(Souchier,1996:111), puisque ce dernier peut se retrouver
re-catégorisé en fonction de sa popularité, du nombre de
lectures qu'il a engendré.
De plus, la place des dispositifs de partage sur les RSN est
devenu primordiale dans le squelette des articles, d'autant plus s'ils
affichent des compteurs de partage : ont également fait leur apparitions
des affichages de classement de type « articles les plus partagés
», l'inscription de l'article dans les RSN devenant donc au coeur des
relations de lecture. Or afficher combien de fois un article a
été partagé sur les RSN (et éventuellement, la
possibilité de voir par qui il a été partagé)
configure la réception de la lecture, lui donnant ou non un
caractère populaire, apprécié ou
déprécié (d'autant plus que maintenant, nombreuses sont
les plateformes qui permettent de commenter directement en bas de l'article via
son profil Facebook), et permettant une relative comparaison chiffrée
entre différents articles de la même plateforme (plus un article
est partagé/ aimé, plus il apparait comme mieux reçu par
les lecteurs, et donc mieux ou moins qu'un autre article sur la même
plateforme). En effet, comme le souligne Quéré
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(1994:22), « quand nous percevons des objets nous les
voyons immédiatement comme des objets d'une certaine sorte, et
(É) nous sommes spontanément portés à les placer
sous une description déterminée. » Ainsi, avec ces modules
écrivant de manière automatisée, les articles
acquièrent une description, une existence symbolique qui n'est pas
contrôlée par les scripteurs, mais directement engendrée
par la machine : le module « articles les plus lus », ainsi que le
nombre de partages, renvoient à un symbolisme de popularité.
Cependant, comme nous l'avons vu plus tôt, le nombre de lectures
affichées ainsi que le nombre de partages n'est pas corrélatif au
nombre réel de lectures Ñ ces lectures où le lecteur
parcours l'ensemble de l'article Ñ, les lecteurs n'ont potentiellement
pas lu l'ensemble de l'article, voire même ne l'ont pas lu du
tout92. Également, comme le montrait l'étude de
Hubspot, déjà développée plus haut, 16 % des tweets
analysés reçoivent plus de retweet que de clics, et plus de 14,5
% des posts retweetés reçoivent d'ailleurs zéro
clic93.
On voit donc qu'une certaine facette de l'écriture
échappe au narrateur : l'existence de ces plug-ins, liés au
partage et / ou au nombre de lectures, vient créer une forme de contexte
de description quant à la réception de l'article, mais c'est un
contexte de description qui échappe au narrateur, il n'a aucun
contrôle sur ce cadre de description qui vient s'inscrire à
posteriori sur son écriture. De ce fait, la description d'un article est
potentiellement instable. Alors qu'un article peut passer inaperçu dans
un premier temps, il peut devenir populaire à tout instant par les
aléas du partage sur les RSN : une personne « populaire » sur
un RSN (i.e. possédant beaucoup d'amis / de followers, et apparaissant
comme porte-parole légitime sur un sujet donné) peut partager
l'article à un moment donné et enclencher une spirale de lectures
et de partages par la suite. Ainsi, un article dont les signes encadrant le
texte laissaient entrevoir « peu populaire » peuvent devenir «
très populaire », indépendamment de la volonté du
narrateur et de l'organisation médiatique Ñ une popularité
qui peut d'ailleurs être faussée, le nombre de partages / de
lectures ne correspondant pas nécessairement à un engagement
profond de la part des lecteurs. Mais la construction d'horizons d'attente en
devient automatisée : laisser sur la page un module du type «
Articles les plus lus », comme sur PP, laisse entendre une
popularité de l'article et donc une relative qualité du contenu
informationnel, tout du moins une popularité actuelle et donc une
pertinence de l'information. Ce type de module augmente sur PP la
visibilité d'un article : ce module, non géré par un
actant humain, est présent sur toutes les pages du site, et laisse
apercevoir sur toutes ces pages une capacité d'accès à ces
articles. Ainsi, indépendamment de la volonté des narrateurs, le
module d'articles les plus lus joue sur la visibilité et le nombre de
lecture d'un article, dans une boucle auto-renforcée : plus un article
est lu, plus il est visible dans ce module, et plus un article est visible dans
ce module, plus il est lu.
92 Voir l'étude menée par Slate,
décrite dans la partie 2.2.3.
93 Voir également 2.2.3
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