3.2. Vitesse et écriture
3.2.1. Délégation de l'écriture
à la technique
Dans une économie de l'attention, l'information est
abondante, potentiellement redondante d'un média à un autre, le
média doit faire converger les lecteurs sur son territoire, et les y
garder. Il faut être le plus rapide et le plus visible sur l'information,
via un accès qui se fait massivement depuis les RSN. Une fois les RSN
quittés, il faut réussir à garder les lecteurs au sein du
territoire. Nous avons vu que garder les lecteurs passe par l'utilisation de
signes passeurs pour proposer un noeud structural vers un autre lieu du
territoire médiatique. Nous avons également
développé l'importance de la vitesse comme élément
concurrentiel majeur des nouveaux médias journalistiques. Cependant, ces
signes passeurs nécessitent une connaissance aigüe du territoire
(ce qui échappe par exemple aux pigistes), ainsi qu'ils ajoutent une
couche d'action (et donc de temps) à la mise en page d'un article. Nous
allons voir dans cette partie la place de la délégation de
l'écriture à la technique, induite par l'utilisation massive de
signes passeurs et par la recherche de la rapidité.
En effet, la tendance à l'accélération a
un impact sur l'écriture dans une dimension qui dépasse la simple
utilisation de signes passeurs : l'existence même du média
dépend fondamentalement du logiciel sur lequel il repose, et plus
l'action d'écriture est déléguée à la
technique89, plus la vitesse de l'écriture est accrue
Ñ ce qui a pour effet d'augmenter la tendance à l'uniformisation
de la mise en page : catégories pré-existantes, mots-clés,
etc. PP se reposant sur une structure Wordpress, l'écriture doit
être pensée en fonction de ce qu'il est possible ou non
d'insérer dans ce logiciel. Wordpress, à l'unisson des autres CMS
(Content Management System ou Outils de management de contenu) impose une
certaine forme de mise en signes en amont de l'écriture, il «
propose des modèles de mise en écran contribuant à
structurer fortement l'aspect du site effectivement vu par l'internaute, quel
que soit le projet éditorial initial. » (Jeanne-Perrier, 2005 : 71)
Aussi, cette délégation au software demande en retour une
connaissance importante des moteurs de recherche : avec les contraintes de
visibilité et la recherche d'un nombre maximale de visites, une
plateforme journalistique devra choisir de manière stratégique
les mots qu'elle utilise. Ainsi, l'influence des moteurs de recherche sur le
choix sémantique a un impact particulier : les récits sont
susceptibles d'être écrits par l'utilisation de choix
sémantiques dictés en partie par ces moteurs de recherche.
En effet, comme l'écrit Serenelli (2012:27), «
dans les cents mots d'un paragraphe, il y a cent décisions. » En
d'autres termes, en amont de l'écriture se place un certain nombre de
choix. Au sein de ces premiers choix, qui sont la préconception de la
représentation de l'action, repose la préfiguration de la
dynamique d'écriture. À ce niveau se posent les questions : quel
événement doit être raconté ? Comment doit-il
être raconté ? Sous quelle forme ? Au sein de quelles «
limites » ? Quelles sont les possibilités pour raconter ? Que
permet l'organisation et que permettent les dispositifs ? Ici se retrouvent
divers niveaux
89Notion fondamentale du
numérique, cours de M2 Epic, Sarrouy O.
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Colin FAY
d'impacts normatifs. D'abord les enjeux organisationnels qui
doivent composer avec les capacités du dispositif technique : ici se
croisent les volontés d'écriture de l'organisation, les
capacités discursives des narrateurs et l'anticipation des contraintes
techniques du dispositif. Ici, le mythique compose avec le techniques. C'est au
niveau de cette préfiguration que les contraintes du récit
mythique organisationnel se manifestent (dans le cas de notre corpus, la
confrontation de deux de ces récits mythiques, comme nous l'avons
développé plus haut90). En effet, avant même de
commencer à écrire, les différents actants
écrivants préfigurent déjà ce qu'il est bon ou non
d'écrire d'après ces récits mythiques ; en même
temps les contraintes techniques de la plateforme entrent en jeux dans cette
préfiguration : un document peut-il entrer dans le cadre de
l'écriture du logiciel ? Par exemple, PP se reposant sur une structure
Wordpress, l'écriture sur la plateforme doit être pensée en
fonction de ce qu'il est possible ou non d'insérer sur ce CMS. Nous
pouvons par exemple penser à l'artiste K qui a, au cours de notre temps
d'analyse de corpus, sorti un jeu pour iPhone. Comment insérer ce type
de news dans l'architecture de Wordpress, pensée pour du texte, de
l'image et du son ? Avant même l'écriture de l'article, le
narrateur doit préfigurer les possibilités qui sont à sa
disposition, laissées par la technique choisie. Il doit faire un choix
d'écriture, décidant de réciter en respectant un format
traditionnel de mise en signes sur Wordpress : texte, photos, ainsi qu'une
vidéo du jeu et des liens. Ainsi Wordpress, en tant qu'il est un CMS
impose une certaine forme de mise en signes imposée en amont de
l'écriture au narrateur. En effet, à l'unisson des autres CMS,
Wordpress « propose des modèles de mise en écran contribuant
à structurer fortement l'aspect du site effectivement vu par
l'internaute, quel que soit le projet éditorial initial. »
(Jeanne-Perrier,2005:71) Un peu plus loin, dans la proposition de partage
automatique proposée par le CMS, s'inscrit une mise en signe
particulière : par exemple, le module Partager de PP impose une mise en
forme sur les RSN Ñ Facebook et Google + inclue des signes particulier,
Twitter propose titre / adresse raccourcie / et via @PP. Il est possible de
changer ces diverses mises en forme, mais la tentation de la rapidité,
infléchissant également le comportement des lecteurs, fait tendre
à un partage rapide.
L'écriture doit aussi se satisfaire des contraintes des
moteurs de recherche : le titre se doit de correspondre à ce qui ressort
de manière la plus probable dans ces moteurs de recherche. Il en va de
même pour le contenu du texte : avec les contraintes de visibilité
et la recherche d'un nombre maximale de visites, une plateforme journalistique
devra choisir de manière stratégique les mots qu'elle utilise.
Ainsi, sachant que « l'explication et l'interprétation de
l'événement se déploient dans des directions ouvertes par
la structure sémantique » (Quéré, 1994:26),
l'influence des moteurs de recherche sur ce choix sémantique a un impact
particulier : les événements sont susceptibles d'être
décrits par l'utilisation de choix sémantiques dictés en
partie par ces moteurs de recherche, la question derrière
l'écriture devenant « Que vont taper mes lecteurs dans la barre de
leur moteur de recherche » ou encore « Quels termes vont retenir leur
attention sur les RSN ? Quels termes vont les engager à partager ou
à interagir avec le contenu ? ». Ce choix des mots du titre et des
mots clés est fondamental : sur PP, l'article rassemblant le plus de
vues est un article se trouve en deuxième place d'une recherche Google
sur le sujet, juste derrière la page Wikipédia (recherche
effectuée
90 Nous ne développerons à nouveau la
question des mythes ici : pour une discussion sur ces mythes organisationnels
au sein de PP, voir 3.1.1.
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le 17/10/13), alors que le terme de recherche (concernant un
style musical), se trouve à la fois dans le titre de l'article, dans le
corps même de l'article ainsi que dans les mots clés.
Ainsi, également, l'importance de la technique
contraignant l'écriture se manifeste également dans
l'écriture sur les RSN : quelle image mettre pour le partage sur
Facebook ? Comment écrire le titre de manière assez courte pour
qu'il s'inscrive dans les 140 caractères imposés par Twitter ?
Comment écrire le titre de manière à ce que l'écrit
sur le RSN soit aimé et/ou partagé/retweeté ? Le partage
se doit d'être différent entre Facebook et Twitter, Twitter ne
permet que 140 caractères alors que Facebook permet plus de signes
Ñ on remarque par exemple que PP choisit de mettre des photos pour
accompagner la visibilité de chacun de ses écrits sur Facebook,
et ne peut pas choisir la même écriture sur les deux RSN,
choisissant un texte plus long sur Facebook et plus court sur Twitter, pour
entrer dans les contraintes des 140 caractères.
Quand les cents décisions ne sont plus du fait unique
du narrateur, la technique impose elle aussi ses codes et ses normes à
l'écriture. Tendre à la vitesse, c'est réduire le temps de
ces cents décisions au maximum, laissant ainsi au CMS une force de
décision sur ces cents mots.
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