Média, support, temporalité : le cas des pure-players de presse.( Télécharger le fichier original )par Colin FAY Université Rennes 2 - Master Information et Communication 2014 |
3.1.3. L'illusion de l'immédiatAinsi, la recherche de rapidité s'accentue pour tendre vers la recherche du direct, une forme de « compression des durées définies comme le `présent' » (Rosa, 2010:22). Ce que ne manquait pas de noter, déjà, McLuhan (1968:22) « aujourd'hui, l'action et la réaction ont lieu presque en même temps. » Un phénomène qui se radicalise dans la nouvelle forme de média étudiée ici : le temps de l'écriture et de la publication (le temps de « l'action ») est quasi concomitant à celui de la lecture et de l'interaction (le temps de « la réaction »). La séparation temporelle de ces deux formes tendant à disparaitre de plus en plus, en d'autres termes, les nouvelles formes de médias cherchent à atteindre une forme de direct entre l'action et la réaction, un rapport immédiat entre l'événement, sa publicisation et sa lecture. Cependant, le rapport direct à l'événement est impossible, de par la nature même du recours au récit dans la relation à l'événement. Il est impossible de tout raconter, un nombre incalculable de facteurs peuvent entrer en considération dans la description et le récit d'un événement : le lecteur ne peut avoir de rapport direct à l'événement Ñ écrire relève toujours d'un choix, d'un découpage au sein de la « réalité » par le narrateur qui choisit de raconter ce qui lui semble pertinent, restant toujours le médiateur de l'expérience entre l'événement et le lecteur. Plus encore, et peut-être plus fondamentalement, le statut de trace de l'écriture répond de cette illusion du temps réel. Comme l'écrit Ricoeur (1985:226), « la trace signifie sans faire apparaître. » Ce qui s'écrit permet au lecteur de se représenter l'événement sans faire apparaître l'événement, signifiant que l'événement est révolu et que ce qu'il en reste est une possibilité de se représenter l'événement : une permanence ne nécessiterait pas de trace. Marquer une trace, c'est déjà signifier que ce que la trace signifie n'est plus là, laisser à la non-présence la possibilité de devenir représentation. Ainsi le narrateur laisse une trace qui rend possibles aux lecteurs non-présents de se représenter à tout moment ce qui n'est plus là, en d'autres termes, la trace permet d'accéder indirectement au temps de l'événement. Les pure-players, à l'image du direct filmé à la télévision, ont plusieurs solutions à leur disposition pour faire vivre à leurs lecteurs des événements « en temps réel ». La plus courante de celles-ci est le live-tweet. Le live-tweet consiste à tweeter de courtes phrases accompagnées d'un hashtag établi au préalable et racontant le déroulement d'un événement. « Vivez l'événement en direct / en temps réel sur notre compte Twitter »84 s'avancent les plateformes médiatiques. Ainsi, le live-tweet relèverait du « temps de l'être en commun » (Arcquembourg,1996:39), au sein duquel se déploie un ensemble de sous-motifs narratifs courts participant à la création d'un motif narratif global de l'événement. Une même forme de choix s'effectue avec un RSN comme Instagram : la prise d'images relève d'une volonté d'immédiat, prise sur le vif, directement mise en récit à quelques secondes de la prise de l'image85. On le voit notamment grâce à le recours massif au présent sur les RSN. Prenons pour illustration le compte Twitter de PP. Du 31 mai au 2 juin, l'équipe du pure-player suit le festival F, notamment sur son compte Twitter et 84 Pour exemple, le Tweet du 31 mai de PP : « Suivez nous pour ces 2 jours au @F ! #PP http:// instagram.com/p/url » 85 L'impact de l'image sera étudiée dans une partie ultérieure. Page 74 sur 99 Colin FAY Instagram. 25 tweets sont faits durant le weekend, 2 sont faits après, 12 publications sont faites sur Instagram, face à une seul publication sur Facebook, intitulée « on fait le bilan ». Si l'on se concentre, d'abord, sur les tweets, nous pouvons constater qu'aucun des 25 tweets publiés durant le weekend ne possède de verbe au passé, ni de référence déictique au passé. Sur les 2 tweets fait après, un ne possède aucun temps, le second est au passé composé. Sur les 25 tweets écrit durant le festival, 12 ont un verbe au présent, 8 font le lien vers Instagram, 17 font des références explicites à du présent, et 11 comportent des photos86. Ces 11 photos se présentent toutes comme issues d'un smartphone : de cadrage parfois incorrect, d'éclairage imparfait et de qualité moindre, ces photos renforcent la symbolique « sur le vif », direct, compressant la temporalité entre le temps de production de l'écrit ou de prise de la photo et le temps de la lecture, de la rencontre avec le monde du lecteur, avec une publication faite avec le même appareil que la prise de photo. Sur les douze publications Instagram, 3 ont un temps présent, les 9 autres sont averbales mais ont toujours une référence à une forme de direct : « Flagrant délit », « démarrage en beauté », « en direct », etc. À l'inverse, l'unique publication Facebook concernant ce festival est « Après le grand bol d'air de ce week-end, il est temps de faire le bilan », une phrase qui ici combine un déictique passé tout en restant dans une verbalisation au présent. Si l'on prend un corpus plus long (100 tweets en partant du 31 mai), nous pouvons rendre compte que seulement 3 de ces 100 tweets utilisent un temps passé Ñ qui est d'ailleurs le passé composé, un temps qui reste en connexion au présent, ne distanciant pas l'action. Sur le corpus Facebook des 100 publications au départ du 31 mai, la même tendance se dégage, avec seulement 9 utilisations du passé sur ces écrits. Bien que 3 fois plus forte, elle reste tout de même massivement minoritaire dans les choix d'écriture de la page87. Cette pratique du « live-tweet », combinée à la publication concomitante de photos sur Instagram questionne les pratique professionnelles su média : alors que les narrateurs sont sur cet événement, ils travaillent pour le média Ñ puisqu'ils produisent du contenu pour lui Ñ, en dehors de leurs heures « régulières » de travail. Travaillant du lundi au vendredi, ils sont également en production de contenu le weekend, même si ces productions sont de format courts. Également, pour pouvoir faire un « bilan » le lundi suivant le weekend du festival, ils se doivent d'être présent sur tous ces jours. Nous voyons ainsi les temporalités de travail se disloquer face à ce besoin de direct, cette compression des dynamiques de production de contenu. Ainsi, nous avons vu que les médias étaient à la recherche d'un direct, d'une compression des délais de production, pour tendre vers la disparition de ce délai, vers le direct. Cependant, à partir de l'instant où le rapport entre un individu et un événement passe par le biais d'un média, et tout particulièrement par le biais d'un RSN, il ne peut être considéré comme un rapport direct. En effet, bien qu'écrit sur le vif, c'est-à-dire sous l'angle de la spontanéité, cette spontanéité n'échappe pas à l'éternité présente sur le RSN : toute écriture s'écrit au sein des traces de l'identité narrative, et pour y rester à l'avenir, devenir de nouvelles traces. Ainsi, ces traces 86 Certains tweets peuvent entrer dans plusieurs catégories, ce pourquoi le chiffre est supérieur à 25. 87 Cette supériorité peut s'expliquer, notamment, par les publications comme nous avons cité plus haut, du type « bilan » d'événement. Page 75 sur 99 Colin FAY se placent toujours sous un cadre descriptif qui contraint le « champ de l'expérience » et les « horizons d'attente » (Arcquembourg,1996:33), et ce de deux manières dans la pratique du live-tweet : à la fois dans le cadre de l'identité narrative du narrateur qui live-tweet, mais en même temps dans l'histoire racontée et se racontant de l'événement par plusieurs narrateurs différents, et ce par le statut particulier du recours au hashtag. Le hashtag est un signe passeur, permettant à la fois de canaliser le champ de l'expérience des narrateurs (toutes les personnes faisant l'expérience d'une narration d'un événement se regroupent sous ce signe), mais en même temps cadre les horizons d'attente (la vue d'un hashtag laisse le lecteur induire un certain nombre d'attentes). Ainsi le live-tweet existe-t-il non pas dans un rapport direct à l'événement, mais dans un événement qui se trouve dans un cadre d'expérience. Il ne faut pas oublier que « le journalisme n'est pas une machine à traiter de l'information et le détachement total est impossible. » (Kenis, 2011, cité dans Bastin,2012:15) Penser la possibilité d'un rapport direct à l'événement est impossible, tant que celui-ci passe par le biais d'un média. Il y a toujours « une inévitable distanciation représentationnelle du réel. (É) Un bon média travaille à se faire oublier, comme si sa transparence était garante de l'impression que le monde réel nous parvient sans médiation. » (Marion,1997:67) C'est cette recherche de la disparition de la médiation qui est derrière les pratiques de tentatives de direct . 88 Le temps réel, le direct prétendu des médias est une illusion, une construction, d'autant plus accentuée par le récit sur le RSN. Le temps de l'événement n'est jamais reçu directement par le lecteur, mais toujours indirectement par le prisme du dispositif technique et des processus de narrations choisis pour le récit d'un événement. De plus, de par le statut ontologique de la trace, le rapport est toujours indirect. 88 « c'est le différé qui crée la meilleure illusion de direct, les programmateurs de télévision le savent. » (Debray,1991:129) Page 76 sur 99 Colin FAY |
|