3. Vitesse
3.1. Le mythe
3.1.1. Cadre général
Tout territoire s'entoure de ses mythes, au sens où
Barthes (1957) l'entend. « Le mythe est une parole », « un
système de communication, (...) un mode de signification » (193),
« une seconde langue dans laquelle on parle la première »
(200). Le mythe est un méta-récit (au sens de récit des
récits) dans lequel s'enchâssent par analogie tous les sous-motifs
narratifs, toutes les productions symboliques de l'action, en tant que le mythe
est une ligne directrice postulée par l'analogie de tous les symboles
produits, et permettant de formuler des hypothèses sur ce qu'il est
possible ou non de signifier, et qui acquiert un caractère normatif
influant sur la possibilité ou non des actions au sein de
l'organisation. Le mythe est le récit présentant la signification
des significations, le récit des récits, le méta-motif
narratif encadrant l'ensemble de l'action au sein du système, la «
parole (...) instituant un ordre, un temps, un sens. » (D'almeida, 2001 :
11) C'est ce récit mythique, en tant qu'il est un « total de
signes, un signe global (... qui) a pour charge de fonder une intention
historique en nature, une contingence en éternité »
(Barthes,1957:199-229) qui permet de donner à l'action globale un sens,
et permet de la situer dans la durée : il rappelle ce qui était,
définit ce qui est, et préfigure ce qui sera. C'est « une
sorte de mémoire collective, (É) une histoire que tout le monde
connait déjà » (Lits,2008:13-16), autrement dit, une «
idée socialisée. » (Debray,1991:45)
Un territoire ne se compose pas que d'un seul mythe, mais d'un
véritable écosystème de mythes qui vivent ensemble et
peuvent parfois devoir se réguler pour cohabiter. PP conjugue plusieurs
récits mythiques qui cohabitent, se complètent, s'affrontent. PP
existe derrière le mythe de la presse musicale, à la recherche
d'actualités et de nouveautés, de contenus exclusifs et, en tant
que professionnel, de qualité. En même temps, son statut
numérique diffuse le mythe de la spontanéité, de la
rapidité, de la vitesse de l'information, imposant à
l'équipe rédactionnelle de se conformer à ces
temporalités. Aussi, en tant qu'il est financé par une marque,
intervient le mythe de l'outils promotionnel : le contenu se doit d'être
grand-public, pouvoir toucher le plus grand nombre de lecteurs et ramener le
plus de lectures, et, toujours, proposer du contenu de qualité
professionnelle. Ainsi entrent en tension plusieurs mythes qui pourtant
cohabitent : exclusivité et rapidité d'information mais en
même temps grand public et de qualité professionnelle (donc
demandant du temps de réflexion, de vérification et de
rédaction). L'équipe rédactionnelle doit donc composer le
territoire selon ces divers mythes, tout en sachant que certains points
dissonent, ce que l'on peut constater sur certaines réactions inscrites
sur les RSN : la chronique d'un album reprochée d'être en retard
« ouai ça fait quatre jours qu'il est sorti! »,
appuyant un prétendu retard, ou un clip gratifié d'un «
ah non pas vous PP », sous-entendant par le même biais que
le morceau pourtant populaire n'a pas sa place sur la plateforme.
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C'est ainsi que se forment les mythes, comme des
hypothèses d'actions tirées d'une expérience historique,
en tant qu'ils symbolisent une certaine norme d'action tirée de la
régularité, il sont « une parole choisie par l'histoire
» (Barthes, 1957:194), devenue créatrice d'horizons d'attente :
proposer l'écoute exclusive d'un album attendu devient
l'exemplarité du mythe du pure-player de presse musicale, en tant qu'il
s'exprime derrière le concept78 de « dénicheur
», « d'exclusivité » ; proposer des articles sur des
artistes que les journalistes savent grand public deviennent
l'exemplarité du mythe promotionnel derrière le concept de «
grand public » ; publier des news le plus rapidement possible est
l'exemplarité du mythe du web s'étalant dans le concept de la
« rapidité », de « l'accélération
».
Cependant, ce contenu du concept n'est pas stable, fixe. Il
est beaucoup trop vaste pour être saisi en tant que contenu autrement que
par son concept, c'est-à-dire que « le savoir contenu dans le
concept mythique est un savoir confus, formé d'associations molles,
illimitées. » (ibid:204) Internet renforce ce caractère
vaste, illimité. Internet est un milieu potentiellement infini, le
savoir conceptuel dans les mythes numériques des pures-players en
devient fondamentalement insaisissable, indéfini, illimité, et
les horizons d'attente des parties prenantes deviennent plus complexes à
saisir : quelles temporalités ? Quelles thématiques ? Quelle
forme de discours ?
Ainsi les mythes, tirés d'une expérience
historique, symbolisant une certaine norme tirée de la
régularité, sont « une parole choisie par l'histoire »
(Barthes, 1957:194) créatrice d'horizons d'attente derrière des
concepts. Cependant, ce concept n'est pas stable, fixe. Il est beaucoup trop
vaste pour être saisi en tant que contenu autrement que par le symbolisme
de son concept, puisque « le savoir contenu dans le concept mythique est
un savoir confus, formé d'associations molles, illimitées. »
(ibid:204) Internet renforce ce caractère vaste, illimité et les
horizons d'attente des parties prenantes deviennent plus complexes à
saisir. Sachant que, comme le souligne Marion (1997:79), « chaque
média possède (É) un `imaginaire' spécifique, sorte
d'empreinte génétique qui influencerait plus ou moins les
récits qu'il rencontre ou qu'il féconde », en d'autres
termes, sachant que chaque média véhicule ses propres mythes,
comment prendre en compte le mythe spécifique au pure-player, i.e. la
particularité temporelle créée par son rapport aux
support, et quelle influence sur leur activité ?
78 « le concept est un élément constituant
du mythe : si je veux déchiffrer des mythes, il me faut bien pouvoir
nommer des concepts » (Barthes,1957:205)
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3.1.2. Le mythe de la vitesse
Ainsi, le numérique impose ses mythes. Comme le
souligne Debray (1991:229), « une médiasphère79
organise un espace temps particulier, c'est-à-dire qu'elle se
caractérise par un régime de vitesse techniquement
déterminé mais intellectuellement et socialement
déterminant. » (Debray,1991:229) Sous cette idée se dessine
l'impact de la technique sur la temporalité, créateur d'horizon
d'attente. La rapidité et l'immédiateté rendues possibles
par le numérique (le « régime techniquement
déterminé » de l'accélération) sont
créateurs d'horizons d'attentes de la part des acteurs, qu'ils soient
narrateurs ou lecteur (i.e. « le régime intellectuellement et
socialement déterminant »).
Le régime de temporalité Ñ de «
vitesse » Ñ imposé par un outil est créateur
d'horizons d'attente, il est prédictif, inférentiel. Comme le
souligne D'almeida (2001), la temporalité imposée par les
nouveaux outils numériques n'est pas sans impact : « à un
moment où l'horizon économique s'étend spatialement, le
temps sous la forme de la vitesse dev(ient) un argument concurrentiel
décisif80, (et) l'urgence un régime temporel normal.
» (73-74) Cette vitesse, c'est le flux qui l'organise81,
particulièrement conditionnée par la présence continue :
organiser un stock attentionnel, dans l'information overload, impose
une originalité continue Ñ les lecteurs ne veulent pas lire ce
qu'ils ont déjà lu, ne veulent pas « perdre leur temps
», ce que ne manque pas de souligner Rosa (2010:25) : « dans la
modernité, les acteurs sociaux ressentent de manière croissante
qu'ils manquent de temps et qu'ils l'épuisent ». Cette
accélération, relevée par Rosa, est une
accélération du nombre d'activité par unité de
temps, une augmentation du rendement, qui a cette caractéristique
paradoxale d'être créatrice d'une « famine temporelle
»82, malgré l'augmentation supposée du temps
libre que devrait engendrer l'augmentation du rendement (Rosa,2010:25-26).
Cette famine temporelle se manifeste au travers de l'information
overload, d'autant plus relayée par la gratuité Ñ
relative Ñ des nouveaux médias internet. En effet, dans un monde
où l'information vient en masse vers le lecteur, « an
information-rich world » (Simon,1965), la gestion du temps
alloué à la consommation d'information devient un enjeu crucial
pour le lecteur, qui veut optimiser sa consommation d'informations lui semblant
pertinentes. Cependant, comme l'écrit Simon (ibid:9, notre traduction) :
« si l'on offre un système de gestion d'information gratuitement ou
presque à quelqu'un, il va tendre à demander une quantité
quasi-infinie de celui-ci. » Ici se situe le paradoxe de
l'efficacité du rendement moderne face à l'information : plus un
système permet de gérer rapidement l'information, d'autant plus
si il agit gratuitement, plus les utilisateurs vont lui demander d'en
gérer Ñ un mécanisme concurrentiel fortement
implanté dans notre société, comme le souligne Rosa
79 « une médiasphère est l'application,
à l'univers des transmissions et des transports, de la notion que nous
connaissons bien de `milieu'. » (Debray,1991:231)
80 Navarre C. parle de chrono-compétition.
(1993) « Pilotage stratégique de la firme et gestion des projets
», in ECOSIP, Pilotages de projet et entreprises, Economica.
Cité dans Lacroux et al. (1997).
81 « le web de flux impose son rythme : celui de
l'immédiateté, du temps réel, du renouvellement permanent.
» (Ertzschied&al.,2007:6-7)
82 Également définie par Rosa comme
« la perception du mouvement épisodique frénétique
», qui est selon lui « le critère de définition central
de la transition de la `modernité classique' à `modernité
tardive'. » (2010:55)
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(2010:36), rappelant l'adage « le temps c'est de l'argent
» : le temps est devenu un avantage concurrentiel majeur, rendant
l'accélération centrale à la capacité à
faire face sur le marché, et « nous devons danser de plus en plus
vite simplement pour rester en place, ou courir aussi vite que possible pour
rester au même endroit. » (ibid:36)
Cette « accélération du rythme de vie
» que nous venons de voir est développée par Rosa au sein
d'un ensemble de trois points sur l'accélération sociale. Il y
développe également l'accélération technique, qui
est « l'accélération intentionnelle des processus
orientés vers un but dans le domaine des transports, de la communication
et de la production. » (ibid:18) C'est une forme
d'accélération que nous avons déjà largement
développée dans le début de ce travail : augmentation du
rendement d'écriture, disparition des délais de production,
annihilation des temporalités de distribution, raccourcissement des
temps de communication, etc. Le troisième volet de
l'accélération sociale est celui de l'accélération
du changement social, qui est la « compression du présent
(É), une augmentation de la vitesse de déclin de la
fiabilité des expériences et des attentes et la compression des
durées définies comme le `présent'. » (ibid:22).
Cette troisième forme d'accélération sera vue dans la
partie directement suivante. L'accélération technique ayant
déjà été largement abordée dans le reste de
ce travail, nous allons revenir sur l'accélération des rythmes de
vies83.
Ainsi, dans cette accélération du rythme, il
faut donc être le premier, le plus rapide sur une information, le plus
efficient pour le lecteur. La nouveauté devient une forme de valeur
ajoutée, instaurant une perpétuelle logique du changement,
fragmentant les intrigues « de moyenne ou longue durée (qui)
reculent à l'arrière plan du récit. »
(Arcquembourg,1996:38-39) L'accent est mis sur l'événement, ou le
pseudo-événement, la recherche de l'exclusivité, de la
« premiere ». Cette « chrono-compétition »
entraine cette recherche de l'exclusivité.
De fait, la mention de l'exclusivité dans le titre de
l'article augmente le nombre de lectures moyen par article. Si l'on regarde au
nombre de lectures sur PP (rappelons que le nombre moyen de lecture sur la
plateforme est de 2345 lectures par articles, moyenne effectuée sur 2279
articles), nous pouvons constater que si nous faisons le nombre de lectures
moyen des articles possédant le mot « exclu / exclusivité
» dans leur titre, le nombre atteint 5154 lectures par article (moyenne
effectuée sur 19 articles), soit deux fois plus de lectures. Si nous
nous concentrons juste sur la catégorie Clips, les « clips
exclusifs » (15 sur la plateforme) atteignent une moyenne de 3765 lectures
par article, alors que la moyenne de la simple catégorie Clips est de
seulement 1449 lectures (pour 212 clips), soit 2,5 fois plus de lectures pour
les clips exclusifs. Nous constatons donc que derrière ces articles,
sous-tendant le « Nous sommes les premiers » (certains pure-players
utilisent d'ailleurs la terminologie anglaise « Premiere » pour
annoncer les exclusivités. PP l'utilise une fois), se propage le mythe
de la rapidité, de la vitesse. En plus d'une rapidité
d'accès à l'information, ce type de contenu prolonge le mythe de
la rapidité du gain de temps : les lecteurs parcourant l'abondance de
médias ne
83 Ces trois catégories de
l'accélération sont interdépendantes, et sont dans un
cycle où elles s'auto-alimentent. Elles « en sont venues à
s'emboiter en un système de feedback qui s'anime tout seul sans
relâche. (É) Il n'y a pas de point d'équilibre, car rester
immobile est équivalent à retomber en arrière. »
(Rosa,2010:41-42)
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« perdent pas leur temps » à venir sur PP
lorsque ces derniers proposent une exclusivité : c'est une information
qui ne se trouvera ailleurs, les lecteurs n'auront pas de perte de temps
à venir sur une information qui pourrait être autrement
redondante. Ces exclusivités deviennent un véritable avantage
concurrentiel dans le milieu médiatique, qui nourrit et se nourrit du
mythe de la vitesse. En effet, « l'éloge baudelairien de la
flânerie est l'antidote esthétique du culte économique de
la vitesse. La lenteur fait partie de ces maux contemporains qu'il s'agit de
traquer et d'éradiquer. » (D'almeida,2001:69)
Morin (1977, cité dans Lacroux et al. 1997) distingue
deux formes que prend le temps, le « temps circulaire » et le «
temps irréversible », le premier étant la conception
répétitive de la temporalité, le second étant
l'approche novatrice, changeante, innovante de l'action. Cependant, dans ce
modèle de la réactivité, où il faut agir rapidement
et efficacement, dans ce modèle qui « généralise le
règne l'événement et de la discontinuité »
(D'almeida,2001:67), la place du temps circulaire tend à être
reléguée au second plan : les récits longs, en d'autres
termes les mythes, s'effacent Ñ sans jamais disparaitre Ñ du
discours collectif visible, laissant place à une
généralisation du temps irréversible. Le «
rétrécissement de l'horizon temporel à l'instant »
(ibid:73) efface l'intelligibilité du mythe, du récit collectif
spatio-temporel, ce qui le rend plus performant Ñ comme le soulignait
Debray (1991:130) « c'est une énigme philosophique mais
évidence médiologique : c'est la faiblesse théorique qui
fait la force médiatique. (É) Si vous voulez toucher les gens, ne
leur proposez pas un théorème, racontez leur une histoire. »
En d'autres termes, moins le mythe est objectivé par les acteurs, plus
il est efficient ; plus l'impression de compression du présent est
véhiculée explicitement par l'illusion du direct, plus le mythe
s'installe, dans une boucle auto-alimentée.
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