2.3.3. La tension du répondant
Cette « mort de l'auteur » fait courir des tensions
dans les pratiques face à une temporalité de flux et de
présence continue : la réappropriation des écrits par les
lecteurs, leurs réactions, leurs territorialisations des écrits
est continuelle, et la planification (entrainant la non-présence des
actants lors de cette publication) renforce les risques de réponses ou
de réappropriations négatives des écrits par les lecteurs
sur les RSN, des risques auxquelles les temporalités professionnelles
permettent difficilement de faire face.
Comme le souligne Lits (2008:88), « un
énoncé (É) ne prend cependant tout son sens qu'au moment
de sa réception par celui qui le découvre. » En effet, le
texte ne complète son parcours qu'une fois qu'il est approprié
par la lecture. C'est un « processus inachevé, il reste une pure
virtualité tant qu'il n'est pas pris en charge par la lecture, dans un
mouvement coopératif. » (ibid:92) Ainsi, le texte n'est complet
qu'une fois qu'il est lu, qu'une fois que l'interaction entre le monde du texte
et le monde du lecteur se fait. Cependant, les pure-players ont ces
particularités (que nous avons déjà vu) d'une
temporalité en flux et d'un rôle central accordé aux RSN.
Ainsi la lecture entre dans le monde du lecteur à tout moment, et se
fait dans un cadre d'appel à réponse, d'appel à
l'interaction porté par le RSN, et est d'ailleurs recherché (nous
avons déjà antérieurement développé la
recherche de l'interaction portée par le RSN). Ainsi donc le texte
est-il mis sur le territoire, et doit faire face à une
probabilité de réponse, d'interactions qu'il est complexe de
contenir. D'autant plus que les lecteurs ont cette possibilité de
l'anonymat, c'est-à-dire d'être derrière une
identité numérique qui les cache75.
Ces caractéristiques relèvent de deux tensions
pour l'organisation, liées l'une à l'autre : faire face à
ce que l'on appelle le « troll », mais aussi la
vulnérabilité accrue au « bad buzz ».
La première tendance, le troll, se définie comme
les « internautes qui se comportent de manière déceptive,
destructive ou disruptive dans le cadre social d'Internet sans raisons
intéressées apparentes. »76 Ces pratiques sont
une tendance qui se répand sur le net de laisser des commentaires
négatifs, pour le simple plaisir, de la part de lecteurs d'un
média. L'une des raisons de cette propagation des commentaires
négatifs pourraient être lié à la plus grande
facilité de la propagation des sentiments de colère que de la
joie sur le web, comme le soutient l'étude menée par Fan &
al. (2013). D'après leur étude de Weibo, un RSN semblable
à Twitter au Japon, « les différents sentiments ont des
corrélations différentes, et la colère possède une
corrélation plus forte que tous les autres sentiments. Ce qui
suggère que la colère peut se diffuser plus rapidement et
largement à travers le réseau à cause de sa forte
influence sur son entourage (...). Les informations contenant des messages de
colère peuvent donc se propager très rapidement. »
(ibid:8-9, notre traduction)
75 Comme le soulignent Paquerot et al (2011:287),
l'activité sur internet se fait « dans un contexte dans lequel
n'importe qui peut dire ou écrire n'importe quoi sur tout le monde, sans
avoir à apporter ni nécessairement d'élément de
preuve ou d'argument objectif sur l'objet de ses commentaires, ni
même son identité. » (nous soulignons)
76Buckels E. & al., Troll just want to
have fun, 2014, repris sur Slate.fr le 14.02.14.
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Cette force du répondant se rencontre également
dans la problématique du bad buzz. Comme l'écrivent
Gaultier-Gaillard et al. (2011:273) : « la réputation se construit
sur de nombreuses années et peut, parfois, être anéantie en
un court larps de temps. » La transformation de la réputation vers
l'e-réputation, médium principal des pure-players, fait se
transformer les dangers de cette dernière : l'interaction en est son
vecteur, et de ce fait, dans une temporalité en flux, « la
rapidité avec laquelle se répand l'information sur la toile
oblige les entreprises à réagir très vite en cas de rumeur
ou de désinformation. » (Poncier,2009:88)
La rapidité de cette réaction, nécessaire
lorsque un commentaire apparait ou qu'un erreur est pointée, entre en
tension avec différents points des pratiques professionnels du
pure-player. D'abord, dans un pure-player où la synchronisation se
déroule par mail, il n'est pas évident de toujours se renseigner
pour les corrections. Par exemple, si un pigiste propose un article et qu'une
erreur est pointée, la réactivité du mail peut
créer un délai, une désynchronisation de la
réponse, d'autant plus si le pigiste en question est employé pour
plusieurs médias : il peut être occupé lorsque l'on essaie
de le joindre, ou s'il voit le message peut être coupé dans son
activité pour un autre média. De plus, la dislocation temporelle
entre le temps d'écriture et de lecture est créateur d'une
probable difficulté de répondre au questionnement mise en avant :
comment répondre à un commentaire lorsque personne n'est au
bureau ? Comme trouver la réponse à une question lorsque le
commentaire se fait sur un papier qui a été écrit
longtemps auparavant ? Les sources doivent être retrouvées,
parfois plusieurs mois après leur consultation.
Nous voyons donc que ce statut de particulier de l'article en
ligne : diffus, produit en flux, sujet à être répondu mais
surtout toujours modifiable, rend la tension du répondant des lecteurs
plus importante Ñ à l'inverse d'un média traditionnel,
où une fois l'article écrit et déposé sur son
support, le retour n'est plus faisable, l'écrit virtuel reste toujours
modifiable, ouvert, et surtout l'inscription de sa nécessaire
modification peut apparaître à tout moment, et dans des
temporalités très longues. De plus, ces écrits
interagissant avec l'article, passant par les RSN ou directement au bas d'un
article, rendent les réactions plus visibles, plus enclins à se
propager et à se diffuser, là où la réaction d'un
lecteur à l'article d'un média traditionnel ne pouvait aussi
simplement sur le réseau. Un danger encore plus important là
où les opinions négatives Ñ de colère Ñ sont
plus sujettes à se propager77.
77 Il est difficile pour nous d'exemplifier cette
propagation de la colère avec notre corpus : comme nous le
développions dans la présentation du corpus, PP travaille dans un
domaine culturel, et donc peu sujet à la réaction virulente de
l'affect.
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