Média, support, temporalité : le cas des pure-players de presse.( Télécharger le fichier original )par Colin FAY Université Rennes 2 - Master Information et Communication 2014 |
2.3.2. RSN et horizons d'attenteDe fait, la contextualisation, faite à chaque actualisation d'un écrit, est diffuse, insaisissable, ponctuelle et foncièrement hétérogène. Pourtant, il est indiscutable que « lorsque l'on échange de l'information par la voie du récit, on se place dans un cadre, dans un système codé. (Et...) le raconteur tente de générer des `horizons d'attente' de celui auquel il s'adresse. » (Marion,1997:64) Nous venons de voir comme, bien que le narrateur tente de créer des horizons d'attente chez les lecteurs, l'entièreté de la contextualisation n'est pas de son fait : en dernier lieux, elle est du lecteur, qui interagit de manière pertinente en fonction de ses horizons d'attente sur un texte. Ces horizons d'attente, qui ont une action inférentielle sur la lecture, cadrent l'expérience du lecteur face au texte. Comme le développe Lits (2008), le lecteur possède des fragments de mémoire collective et individuelle, et « indépendamment de ce que peuvent être les `intentions' de l'auteur au moment de sa production, un texte est reçu par le lecteur dans certaines conditions, liées à l'histoire individuelle de celui qui découvre le texte et aux pratiques sociales dans lesquelles il s'inscrit. » (119) Ainsi, il existe, chez le lecteur comme chez le narrateur, une « matrice de règles » (Ricoeur, 1982:132), une forme de normativité plus ou moins partagée qui permet la compréhension du monde du texte dans le monde du lecteur. Le récit « ne peut recevoir son sens que du monde qui en use. (Et...) tout récit est tributaire d'une `situation de récit', ensemble de protocoles selon lesquels le récit est consommé. » (Barthes,1966:22) Chacune de ses situations engendrant des caractéristiques qui lui sont propres, les situations de récit sont des conditions singulières de réception, liées au cadre de lecture, au support, à la temporalité de la réception. Ce sont d'ailleurs également des conditions de non réception, et nous allons voir ici comment les RSN peuvent être vecteurs de visibilité ou d'invisibilité, tout comme outils d'influence sur le cadre de lecture. Nous avons déjà développé l'importance des RSN et le fonctionnement de leur algorithme, en particulier celui de Facebook, supposé être un algorithme d'aide au choix, de proposition pertinente de visibilité, calculé en fonction de nos actions sur le site : de nos clics, nos "j'aime", etc. Récemment, Mat Honan, journaliste de Wired, a tenté l'expérience d'aimer tout ce qui apparaissait dans son fil d'actualité pendant 48h73 : « je voulais savoir comment mon expérience de Facebook allait changer si je me mettais à récompenser systématiquement les robots qui prenaient les décisions pour moi. » (notre traduction) Le résultat de son expérience montre le cadre d'expérience créé par l'algorithme : alors qu'il aime une publication politiquement orientée d'un de ses amis, au fur et à mesure son fil d'actualité se déplace vers des nouvelles orientées à droite, puis ensuite à gauche. Même chose pour des articles « people » ou « buzz ». Le journaliste constate, en conclusion de cet article : « nous programmons nos bulles politiques et sociales, et elles s'auto-renforcent. » (notre traduction) À la fin du premier jour, son fil d'actualité n'était composé uniquement que d'articles provenant de Upworthy et du Huffington Post. Colin FAY Ce cadre d'expérience, ces horizons d'attente cadrés par l'algorithme sont conditionnés comme des « bulles de filtres ». Ce concept, développé en 2011 par Eli Pariser, renvoie à l'édition algorithmique de ce qui est visible ou non sur le net, par un utilisateur, édition opérée notamment par Facebook, mais aussi les moteurs de recherche comme Google. Dans une conférence TED, Pariser développe « si je cherche quelque chose et que vous cherchez quelque chose, même maintenant, exactement au même moment, nous n'aurons pas les mêmes résultats. » Ayant fait l'expérience d'une recherche sur l'Egypte auprès de deux de ses amis, il constate que « si vous lisez les liens, (la différence) est tout à fait remarquable. (L'un) n'a rien obtenu du tout concernant les manifestations en Egypte sur sa première page de résultats donnés par Google. Les résultats (de l'autre) en étaient plein. Et cela faisait les gros titres à l'époque. » Les dynamiques de personnalisation proposées par un grand nombre de sites web sont créateurs de ce qu'il appelle une bulle de filtres, qui est « votre univers d'information propre, personnel, unique dans lequel vous vivez en ligne. »74 Ainsi, comme le développe Graells-Garrido et al. (2013:1, notre traduction), « les usagers tendent à se connecter et à interagir avec des personnes aux croyances similaires, un phénomène appelé homophily. Un phénomène qui augmente sur des réseaux qui suggèrent du contenu en fonction de ce que l'utilisateur sait déjà, sur leurs connections actuelles et sur ce que des usagers qui leur ressemblent ont fait et aimé auparavant. » Il est ainsi complexe d'entrer en interaction avec des voix dissonantes, de créer des contextes de lectures qui diffèrent de ce qu'un lecteur a l'habitude de lire, de voir, d'entendre. Les horizons d'attente se ferment, se concentrent sur une forme précise, laissant difficilement apparaître les points de vue qui lui sont extérieurs. Un peu plus, il devient complexe pour un média de s'insérer dans le fil d'actualité d'un lecteur : comme nous l'avons vu plus tôt, l'interaction avec une page lui fait s'imposer plus sur ce fil d'actualité. Même sans volonté de rendre ces pages présentes, le lecteur, en interagissant, les impose dans son propre fil : l'expérience du journaliste de Wired révèle que poussé à l'extrême, le travail du robot finit par ne délivrer que deux sources d'information. Ainsi, comment venir sur de nouveaux fils d'actualités, quand ceux-ci sont déjà dirigés par homophily ? Page 65 sur 99 74 http://www.thefilterbubble.com/ted-talk (notre traduction) Page 66 sur 99 Colin FAY |
|