2.3. Présence continue et mort de l'auteur
« Les prétendus paradoxes de l'auteur, dont le
lecteur se choque, ne sont souvent pas du tout dans le livre, mais dans la
tête du lecteur. » Nietzsche, Humain, trop humain
2.3.1. La « mort de l'auteur »
Ainsi apparait « la mort de l'auteur69 »
: les écrits, en bout de courses n'appartiennent plus à celui qui
les a écrit, leur pérennité est entre les mains de ceux
qui les lisent Ñ et plus loin de ceux qui les partagent, qui les
commentent, qui les complètent. En effet, « ce qui est
communiqué, en dernière instance, c'est, par-delà le sens
d'une oeuvre, le monde qu'elle projette et qui en constitue l'horizon. En ce
sens, l'auditeur ou le lecteur le reçoivent selon leur propre
capacité d'accueil qui, elle aussi, se définit par une situation
à la fois limitée et ouverte sur un horizon du monde. »
(Ricoeur, 1983 : 146)
De ce fait, chaque écrit, résonnant sur le
réseau, est un nouveau point d'entrée du lecteur dans le
territoire, potentiellement risqué pour le narrateur et pour
l'organisation pour laquelle il écrit, ces points d'entrées
s'étant virtualisés. C'est au travers de la communication de son
écrit que le narrateur en testera la légitimité. Ainsi la
légitimité et la fiabilité des écrits sont
validées Ñ ou invalidées Ñ par celui qui lit : le
texte du narrateur n'existe que s'il est repris par la lecture, et de ce fait
dans un contexte de réception défini. Une légitimation,
une validation que le lecteur ne pourra faire qu'avec sa propre lecture des
écrits qui est, de par le principe même d'incertitude que
sous-tend la communication, fondamentalement imprévisible en amont de
l'écriture. En d'autres termes, bien que le narrateur construise son
écrit selon une vision qui lui est propre, dans un contexte qui est le
sien, dans un but qu'il soutient, selon une préfiguration et une
configuration qui lui appartiennent, la survie de l'écrit ne peut se
faire que par le lecteur, qui aura une lecture du récit et de l'intrigue
qui ne pourra pas correspondre parfaitement à la vision du narrateur. Le
lecteur possède une lecture des traces qui lui est propre, qui
échappe au narrateur. C'est-à-dire, pour reprendre la
célèbre formule de Barthes dans son article La mort de
l'auteur : « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de
l'auteur ».
Cette mort de l'auteur est inséparable de
l'écriture, en particulier lorsque sa finalité est le
récit. Comme l'écrit Barthes (1968) : « dès qu'un
fait est raconté, à des fins intransitives, et non plus pour agir
directement sur le réel, (É) ce décrochage se produit, la
voix perd son origine, l'auteur entre dans sa propre mort, l'écriture
commence. »70 C'est le propre ontologique de l'écriture
de faire disparaitre celui qui écrit, mais aussi de ne pas envisager
clairement celui qui lit.
69 Nous avons conservé le mot « auteur » en
tant que citation de la formule de Barthes. Nous entendons bien sûr ici
« narrateur »
70 Également : « L'écriture est
la destruction de toute voix, de toute origine. L'écriture, c'est ce
neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc
où vient se perdre toute identité, à commencer par
celle-là même du corps qui écrit. » (Barthes,1968)
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Comme l'écrit Derrida (1971) : « un signe
écrit s'avance en l'absence de destinataire. » L'écriture se
crée sans présence de destinataire, de manière
démultipliée lorsque cette écriture est faite sur le
territoire d'un média journalistique. Déjà dans un
média traditionnel, l'horizon de réception est vaste : regroupant
les abonnés, et les lecteurs potentiels qui reçoivent
l'écrit, le programme. Pourtant, comme nous l'avons vu, la
réception de ces contenus se limitent aux capacités physiques des
supports : nous l'avons développé plus haut, le nombre
d'impressions, de postes récepteurs, combinés au taux de reprise
en main, cadrent un nombre de réceptions physiquement possibles d'un
contenu, arrêtant la mort de l'auteur Ñ et les horizons d'attente
Ñ à des bornes relativement chiffrables, tant spatialement que
temporellement. Cependant, les pure-players, ont une audience diffuse,
quantitativement indiscernable sur le plan spatial et temporel : même si
l'on peut se donner un ordre d'idée via une moyenne de lectures des
articles, les chances de variations sont fortes. Sur PP, les 100 articles les
moins lus le sont en moyenne 200 fois, alors que les 100 les plus lus le sont
plus de 16 400 fois : nous constatons donc un ordre de variation de 1 à
82.
Les horizons de réception sont vastes avec le
numérique, les frontières des lectures ont disparu, laissant le
texte dans un virtuel toujours actualisable. L'écrit sous-tend l'absent
Ñ l'absence du destinataire lors de l'écriture, car « au
moment où j'écris, le destinataire peut-être absent de mon
champs de perception présente » (Derrida,1971)71 ; et
l'absence du narrateur et du contexte d'origine lors de la lecture, cette
« possibilité de fonctionnement coupé, en un certain point,
de son vouloir-dire "originel" et de son appartenance à un contexte
saturable et contraignant. Tout signe (...) peut rompre avec tout contexte
donné, engendrer à l'infini des nouveaux contextes, de
façon absolument non saturable. » (ibid) Ainsi, la « mort de
l'auteur » Ñ la disparition du narrateur Ñ n'est pas le
propre du numérique, mais bien de l'écriture de manière
globale. Pourtant, quand l'écriture devient numérique, il y a un
changement dans les pratiques, en particulier dans le domaine de la lecture :
l'écrit se manifestant, « en milieu numérique, (...) en
deçà de tout cadrage méta-communicationnel. (...) (Les
traces) sont ouvertes à d'infinies "refabrication" en fonction des
stratégies et des besoins. » (Merzeau,2009:2) Avec la disparition
des contraintes du support, la foule réceptrice est indiscernable, les
contextes d'actualisations potentiellement infinis, et l'horizon de
réception en devient virtuel, non saturable lors de
l'écriture72.
71 C'est le cas des médias : les lecteurs ne
sont pas présents lors du processus d'écriture du contenu.
72 « Un signe écrit, c'est une marque qui reste,
qui ne s'épuise pas dans le présent de son inscription et qui
peut donner lieu à une itération en l'absence et au delà
de la présence du sujet empiriquement déterminé qui l'a,
dans un contexte donné, émise ou produite. (...) Du même
coup, un signe écrit comporte une force de rupture avec son contexte,
c'est-à-dire avec l'ensemble des présences qui organisent le
moment de son inscription. » (Derrida,1971)
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