2.1.2. Trace
Ainsi l'effet longue traîne s'amplifie-t-il dans le
statut particulier de la trace qu'acquiert l'écriture sur le
numérique47.
Ricoeur écrivait « se souvenir (...) c'est avoir
une image du passé. (...) Cette image est une empreinte laissée
par les événements et qui reste fixée dans l'esprit.
» (1983:31) La mémoire, c'est cette empreinte laissée par un
événement dans le support qui la reçoit. Le souvenir,
c'est l'empreinte dans l'esprit humain, s'imprimant et survivant au temps en
fonction des aléas du support. La trace, dans l'écriture papier,
est l'empreinte laissée sur le support physique, dans les
temporalités d'écriture et de survie qui lui sont propres :
écrire / imprimer, c'est actualiser un texte sur un support papier qui
devient figé, et survit aussi longtemps que son support le lui permet,
condamné à une potentielle disparition au travers du
temps48. In fine, toute écriture est une trace ,
« une marque qui reste, qui ne
49
s'épuise pas dans le présent de son inscription
et qui peut donner lieu à une itération en l'absence et
au-delà de la présence du sujet empiriquement
déterminé qui l'a, dans un contexte donné, émise ou
produite. » (Derrida,1971) Toute écriture est une trace, en ce
qu'elle est une marque du passé, « d'une part, visible ici et
maintenant, comme vestige, comme marque. D'autre part, il y a trace parce que
auparavant un homme, un animal est passé par là, une chose a
agit. » (Ricoeur, 1985:218) La raison même de l'écriture, en
tant qu'elle est production de symboles, est la trace (Serres,2002). Dans les
médias, la trace est ce qui permet la queue de la longue traine
temporelle, c'est l'ensemble des lectures qui se manifestent au delà du
pic ponctuel de lectures, en d'autres termes, le statut de trace permet des
lectures au delà du passage premier du texte : les jours suivants pour
un quotidien, les semaines postérieures à un hebdomadaire, voire
les années suivantes dans certains cas Ñ le support conservant la
trace du récit actuel, fixé dans la matérialité
d'un support qui sur le long terme fait disparaitre l'écrit en
même temps que lui.
Avec internet, la temporalité de l'écriture est
changée, ses caractéristiques ontologiques se sont
déplacées. Le texte n'est plus actuel, mais virtuel, actualisable
à l'infini au détour d'un clic, d'un signe passeur. Il est
itération virtuelle, en ce sens qu'il n'est plus fixé à
son support. Comme le souligne Souchier (1996:108) : « d'une trace
inscrite sur un support, nous sommes passés à une trace
électronique fugitive qui ne présente plus de
matérialité tangible. Trace et support ne vieillissent plus
ensemble, seul subsiste Ñ à travers le temps Ñ
l'algorithme. » Un caractère lié au numérique :
« l'écran fait de l'écrit un objet éminemment fragile
qui disparait
47 La question de la trace est devenue centrale aux
questions actuelles du numérique : « La question de la trace, de la
tracabilité, et plus largement des différents types
d'engrammation (mémorisation par écriture d'un flux
informationnel) possibles et de leur objectif est au coeur même du
développement de la toile et d'Internet, dans ses outils et dans ses
usages. » (Ertzschied&al.,2013:2)
48 C'est d'autant plus vrai pour le média papier : en
fonction des caractéristiques du support, mais aussi de ses
temporalités, le texte, actualisé et figé dans le papier,
possède une durée de survie liée à son support.
49 La trace n'est pas un phénomène
nouvellement arrivé par le numérique. En effet, « toute
civilisation repose sur une mémoire » (Ertzschied&al.,2013:2).
Aussi : « tout processus communicationnel ou informationnel (...) produit
et laisse des traces. » (Serres,2002:10)
Ce qui se transforme avec le numérique, ce sont les
échelles de temporalité des traces.
Page 49 sur 99
Colin FAY
une fois le spectacle terminé : l'ordinateur
éteint, l'écrit n'est plus. » (ibid:114) Ainsi, sur un
pure-player, l'écrit n'est actuel que parce qu'il est lu, à
l'inverse du média « physique » sur lequel l'écrit est
actualisé avant d'être lu. Il n'y a pas de lecture sans support,
mais dans le même temps avec le numérique qu'importe le support
Ñ faire disparaitre le support ne fait pas disparaitre le texte tout
comme faire disparaitre le texte n'impacte pas le support ; le texte n'a
d'existence que virtuelle, devenant potentialité d'actualisation sur une
multitude de supports, dans une temporalité potentiellement infinie. Qui
plus est, la caractéristique moteur du texte virtuel numérique
est qu'il n'échappe pas au lecteur qui le partage : un texte lu peut
être envoyé à une pluralité d'autres lecteurs, sans
que le premier lecteur soit dépossédé du texte premier. Le
taux de reprise en main d'un média n'est plus calculable selon les
mêmes schémas pour un pure player : le partage, la diffusion ne
dépossède plus le lecteur du texte.
Pour caricaturer, à des fins schématiques,
prenons l'exemple d'un journal papier dont seraient vendus 1 000
exemplaires50. Si le taux de reprise en main du média est de
3,5, on en vient à un nombre de lectures de 3 500, étalé
sur le temps de conservation du support papier. Une fois le journal repris en
main, les 1 000 premiers lecteurs ne sont plus en mesure de lire ni de partager
le seul exemplaire dont ils sont possesseurs. Ë l'inverse, un seul texte
virtuel partagé sur les RSN d'un lecteur est proposable à
l'ensemble des contacts du lecteurs. En même temps, les interactions sur
une publication se diffuse à l'ensemble du réseau : signaler que
l'on apprécie un article, directement sur un pure-player ou sur le
partage d'un ami diffuse l'information sur tout le réseau.
Ainsi le numérique transforme-t-il l'échelle du
taux de reprise en main d'un média, à la fois sur leur nombre que
sur leur temporalité. Toutes les écritures sont présentes
sur le réseau en tant que traces, et quelle que soit la distension
temporelle qui existe entre un moment d'écriture et un autre, toute
écriture peut être convocable grâce à un signe
passeur dans l'écriture présente, et devient donc
structurellement postérieure à l'écriture présente
: bien que temporellement précédente, elle sera lue après
(et donc reprise en main une nouvelle fois). La structure même de la
mise-en-intrigue se fait sur une base atemporelle, du moins inaccessible
à un enchainement par structuration strictement temporelle : la lecture
des différents articles d'une plateforme ne se fait plus par
enchainement consécutif, mais par enchainement logique, d'autant plus
mouvante que les noeuds structuraux que représentent les signes passeurs
appartiennent au choix du lecteur, qui choisi ou non de suivre la logique
proposée par les signes passeurs. En même temps, cette
atemporalité rend la reprise en main difficilement bornable,
temporellement parlant : un article ancien peut-être posté
à un moment T sur un RSN, redonnant à l'article un nouveau cycle
de lecture et de reprise en main. Pour reprendre l'article de rang 1
cité dans la partie précédente des quinze articles
rédigés par un pigiste, qui est partie de 0 lectures le 09.09.13
pour arriver à 20438 le 13.05.14, un relevé du nombre de lectures
le 06.08.14 révèle 23739 lectures. On voit qu'en trois mois, 3000
lectures ont été agrégées par cet article, sans
intervention aucun de la part des
50 Selon une étude Audipresse de 2013, les
quotidiens régionaux sont repris en main 2 fois, les nationaux 1,9 fois,
la presse gratuite 3 fois. Quant aux magazines, les hebdomadaires le sont 2,9
fois (8,8 pour les hebdos télé), les mensuels 4,6 fois et les
bimestriels 5,3.
Page 50 sur 99
Colin FAY
narrateurs et des acteurs du média51.
L'article continue d'être repris en main, onze mois après son
écriture, assurant par son statut de trace une réserve
attentionnelle, continuant d'augmenter la valeur lecture de cet écrit,
sans aucune intervention travaillée des acteurs du média. Il en
va de même pour l'article de rang 15 (publié le 29.07.13),
passé de 1223 à 1331 lectures entre mai et août.
Augmentation de moindre mesure, mais augmentation tout de même, indiquant
bel et bien que même les articles les moins populaires restent vecteurs
de convergence dans le territoire, puisque continuant à engendrer des
lectures (pour ce dernier exemple une quarantaine par mois) même plus
d'un an après sa publication.
Le numérique change l'échelle de
temporalité du texte : il se manifestant aux deux
extrémités du prisme spontanéité /
éternité, en ce sens que la proportion de son existence actuelle
est spontanée, comparativement à l'éternité de sa
survie virtuelle. Le temps de production d'un texte, de mise en virtualisation,
est quasi-nul avec le numérique, au contraire des contraintes
médiatiques traditionnelles d'écriture, de mise en page, de
pressage, d'envoi et de distribution. Aussitôt écrit, le texte
peut-être mis en ligne en quelques instants, qu'importe l'heure ou le
moment de la journée. Même les temporalités d'un journal
quotidien deviennent longues face aux temporalités empruntées par
le pure-player : la distance temporelle entre la réception de
l'information et sa mise à disponibilité du lecteur se contracte
de manière extrême, la rendant presque spontanée. À
l'inverse, la distance temporelle de survie de la disponibilité de
l'information se dilate à l'autre opposé du prisme, rendant
l'accès au texte potentiellement infini : la mort du support de lecture
ne signifie pas la mort du texte Ñ l'écran sur lequel le texte
est lu peut disparaitre, le texte est toujours virtuellement accessible
Ñ, tout autant qu'il peut être lu par un nombre illimité de
lecteurs, partageant à un nombre illimités d'autre lecteurs
potentiels, ne limitant pas le nombre de lecture au nombre de supports
produits.
Ainsi, l'écriture se veut spontanée, directe,
sur le vif, et pourtant sa pérennité est devenue virtuellement
éternelle : la mémoire n'est plus dans humain mais au sein de la
technique, et toute écriture acquiert une permanence virtuelle, et
chaque nouvelle écriture, bien que spontanée, se trouve prise
dans une toile de rapports qu'elle entretient avec toutes les écritures
qui l'ont précédées et qui devienne potentiellement
accessibles. Le numérique arrive au point où « on ne peut
pas ne pas laisser de trace. » (Merzeau,2009:69) En d'autres termes,
« les machines forment aussi un temps dans lequel se conserve ce que nous
y laissons de nous-même et qui surgit potentiellement intact,
après une période de latence indéterminée et
occulte. (...) Les réseaux n'accusent en effet pas seulement une
dissémination indéfinie des espaces réticulaires mais
également une superposition permanente des temps de la vie.
» (Mathias,2009:64, nous soulignons)
51 Nous pouvons cependant constater une
augmentation progressive du nombre de partages affichés en tête de
l'article, prouvant que le partage ne se fait pas dans
l'immédiaté de la publication. En mai 2014, soit sept mois
après sa mise en ligne, l'article continuait d'être partagé
sur Twitter.
Page 51 sur 99
Colin FAY
|
|