2.1.3. Trace, écriture, lecture
Ainsi la trace est-elle la marque qualitative territoriale, ce
qu'il reste des actions d'écriture passées, acquérant son
étendue d'omniprésence dans toute sa capacité :
l'écriture numérique ne souffre pas des assauts du temps comme
pouvait en souffrir un journal papier, un livre ou tout autre support
différemment éphémère Ñ encore plus
important pour les programmes télévisuels ou
radiophoniques52. Virtuel, le texte n'est plus dépendant de
son support. Encore plus, il « a une existence fugace, car la
mémoire de la page-écran peut être actualisée ou
modifiée en permanence, (É) il peut être
indéfiniment corrigeable. » (Souchier,1996:115) Le texte est
potentiellement toujours nouveau, en ce sens qu'il peut être
différent à chacun de ses actualisations. C'est d'autant plus le
cas de par le fait que l'architexte qui l'entoure est des plus
altérables, indépendamment de l'action d'un narrateur : parmi
d'autres changements, la construction des suggestions d'articles autour du
texte, mises en page automatiquement, rend le texte dans son ensemble est
toujours différent. Ainsi, on voit que chaque lecture est unique, de par
le support qui se peut être toujours différent, mais aussi par
l'architexte en constant mouvement.
La trace change également les dynamiques
d'écriture, en ce sens que la distance temporelle entre plusieurs textes
voit sa différenciation disparaître. Le support, de par les
affects du temps qu'il subit, entraine des différences temporelles, mais
aussi spatiales, qui peuvent être un frein à l'appel à
d'autres textes. Un quotidien papier faisant référence à
un article d'un de ses quotidiens distants de quelques années rend
difficile à ses lecteurs l'accès à ce texte qui servirait
de contexte53.
À l'inverse, sur internet, toute écriture
antérieure est potentiellement convocable dans l'écriture
présente, indépendamment de la distance temporelle et spatiale
qui sépare les deux textes. Le narrateur peut de lui même
convoquer des écrits qui pourraient être perçus comme
temporellement déconnectés. Il peut dans son écrit
rapprocher temporellement des écrits qui sont pourtant distanciés
de plusieurs années : expliquer un événement en renvoyant
à l'écrit sur un événement distancié, et ce
en rapprochant dans l'espace numérique les deux écritures qui
sont temporellement éloignées. Sans même y faire
référence directement et donc sans stratégie
particulière d'écriture, le rapprochement se fait par le
dispositif lui-même : encourageant à laisser des mots-clés
cliquables, le dispositif technique crée des liens entre divers
écrits qui peuvent être temporellement distanciés mais qui
deviennent proches. On constate sur PP le recours de tels
procédés : du rappel d'une actualité rappelée
« annoncé il y a quelques mois » avec un lien vers un article
de trois mois son prédécesseurs, aux délais plus longs
(couvrant quasiment toute la période d'existence de PP) « On n'a
jamais eu l'habitude d'entendre un tel morceau de G » posté le 7
octobre 2013, avec en première ligne un lien vers un article datant du 2
Mars 2010 (pour rappel le tout premier article de la plateforme date du 3
février 2010). On voit donc dans cette exemple comme la
temporalité est
52 Si l'on exclut, bien sûr, leur actuel archivage web.
53 Une pratique courante dans les journaux papiers,
faisant référence à un numéro
précédent. Cependant, les contraintes du support rendent
l'accès à des articles antérieurs complexe.
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reconfigurée par la trace : le mouvement de clic d'une
page à l'autre annihile des distances temporelles en les
réduisant au temps d'un même mouvement, que celui-ci couvre 3 mois
ou 3 ans, abolissant un quelconque ordre d'archivage. Ainsi la trace
reconfigure le rapport au récit de l'article : l'appel à des
informations cadrant l'explication peut se faire sans considérations
directes de temporalité entre les moments d'écriture, abolissant
un quelconque ordre d'archivage54. Le numérique bouleverse
« la presse, dont les produits sont jetables par destination »
(Sarino, 2007:12). En effet, bien que dans une dynamique de recherche de la
vitesse, les médias journalistiques numériques ne sont plus
périssables, jetables comme l'étaient les journaux papiers. Les
nouveaux médias journalistiques numériques vivent du paradoxe de
l'éphémérisation grandissante en même temps qu'une
éternisation du contenu ; l'information, le contenu s'oublie très
rapidement sous le flot continu de nouveauté, pourtant il ne fait que se
dérober et ne disparait pas : tout est toujours potentiellement
convocable.
En dehors de cet effet sur l'écriture du narrateur, la
trace a également un effet sur le lecteur. Par les dynamiques des
moteurs de recherche, tout écrit est potentiellement lisible et
convocable dans le récit du lecteur qui recherche. Un écrit
datant de plusieurs années peut réapparaitre à la lecture
parce qu'un utilisateur effectue une recherche spécifique. En même
temps cette lecture peut être source d'une nouvelle actualisation
territoriale, avec un lecteur pouvant laisser de nouveaux commentaires, voir le
partager sur son ou ses profil(s) sur les RSN : l'écrit temporellement
éloigné, presque oublié, redevient partie
l'intégrante de la dynamique de création territoriale, comme le
montre l'augmentation du nombre de lectures et de partage, même un an
après l'écriture d'un article, exemple cité dans la partie
directement précédente. C'est-à-dire que «
virtualisante, l'écriture désynchronise et délocalise.
Elle a fait surgir un dispositif de communication dans lequel les messages sont
bien souvent séparés dans le temps et dans l'espace de leur
source d'émission, et donc reçus hors contexte. »
(Lévy,2007:12)
Ainsi l'écrit est-il potentiellement toujours
là, toujours présent, toujours convocable du fait du dispositif
technique venu suspendre, laisser ouverte l'activité d'écriture :
les nouveaux écrits sont toujours inscrits dans l'histoire des anciens,
le lien est toujours susceptible d'être fait, le texte est toujours
potentiellement transformable par un narrateur, et toujours transformé
par les actes de lectures qui en font des actualisations nouvelles. En
même temps la lecture se retrouve à n'être circonscrite dans
aucune barrière temporelle, c'est-à-dire « continue à
«agir» et être lisible même si ce qu'on appelle (le
narrateur) de l'écrit ne répond plus de ce qu'il a écrit,
de ce qu'il semble avoir signé, qu'il soit provisoirement absent, qu'il
soit mort ou qu'en général il n'ait pas soutenu de son intention
ou attention absolument actuelle et présente, de la plénitude de
son vouloir-dire, cela même qui semble s'être écrit «en
son nom». » (Derrida, 1971) Ainsi, alors que « la communication
orale maintient son récepteur dans le temps et l'espace de
l'émetteur, avec l'écriture, en revanche, le récepteur
traite le message à son propre rythme. » (Bougnoux,2007:30) La
possibilité d'interaction du lecteur avec le texte, en écrivant
dans le texte, vient participer à ce texte toujours ouvert. En
54 Imaginez la différence de pratique qui
s'opère par rapport à une même démarche
hors-numérique : faire référence à une
édition d'un journal d'il y a quelques années demanderait au
lecteur qui souhaiterait lire cette édition soit un véritable
travail de recherche, dans ses cartons s'il les conserve, soit causerait tout
simplement l'abandon de la volonté de lecture de cette ancienne
édition.
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commentant, en partageant, mais d'abord en actualisant le
texte, créant un nouveau chiffre de lecture mais aussi un nouveau
architexte physique et textuelle Ñ nouvelle actualisation dans un
support d'une nouvelle actualisation d'éléments textuels
Ñ, la lecture devient fondamentalement un nouvel acte
d'écriture55.
La question de la trace pose différentes questions au
niveau des pratiques professionnelles. D'abord, en tant que trace, un
écrit n'est potentiellement jamais terminé, toujours modifiable,
toujours convocable. Ainsi, si par exemple une remarque sur un RSN vient
pointer du doigt une erreur dans un article, qui doit faire la modification
dans l'article ? Il faut pour le média être le plus rapide
possible dans la réponse, et donc si ce n'est pas le narrateur, quelle
valeur a l'action de modification ? La question de la mise à jour
continue se pose, cette mise à jour a un coût, en même temps
qu'elle crée un besoin de synchronisation urgente : un article
envoyé à l'impression ne peut plus être corrigé, une
erreur reste gravée dans le support éphémère.
À l'inverse, une erreur sur une page numérique, dans un texte
virtuel, est corrigible. Si elle est remarquée elle doit être
changée dans un délai des plus brefs. Cependant, comment
appréhender ce délai bref ; faut-il que le rédacteur en
chef s'en charge, au risque de manier le texte et de le détourner, ou
doit-il attendre de pouvoir être en contact avec le narrateur qui a
écrit ? En même temps, dans quelle mesure un pigiste doit-il
revenir sur son texte ? Une fois l'acte d'écriture terminé,
l'article virtualisé en backoffice, doit-il revenir sur son texte si une
erreur est remarquée ? Doit-il travailler au delà de ce à
quoi son acte premier le confinait ? Ainsi, en laissant un texte toujours
ouvert, le travail sur ce texte est lui aussi toujours ouvert : les
modifications peuvent toujours se faire, en même temps que ces
modifications sont du travail. Le travail sur un texte en devient non
terminé, toujours ouvert, susceptible de continuer à être
fait.
En même temps, il devient complexe pour le pure-player
de cibler son public : un texte peut-être actualisé à tout
moment, sur une multiplicité de supports, et dans une pluralité
de contextes, pour certains pas encore existant, et parfois pas encore
imaginés. Tout comme l'est l'architexte, les supports d'affichage sont
multiples (bien que dans des proportions moindre). Écrire, en tant que
narrateur, c'est devoir faire face à cette multiplicité
imprédictible de situations de lecture, c'est avoir à faire face
à une audience diffuse, qu'on ne peut pas cerner, qui est en constant
mouvement. Ainsi, la virtualisation du texte et son support numérique,
combinés à tous les phénomènes qu'ils transportent,
créent une incertitude fondamentale quant aux lectures, incertitude se
répercutant en amont du texte : un narrateur, dans un média,
écrit pour être lu par un public ; mais que faut-il écrire
quand le caractère de ce public s'estompe ?
55 « le support numérique apporte une
différence considérable par rapport aux hypertextes d'avant
l'informatique : la recherche dans les index, l'usage des instruments
d'orientation, le passage d'un noeud à l'autre s'y fait avec une grande
rapidité, de l'ordre de la seconde. Par ailleurs, la numérisation
permet d'associer sur le même médium et de mixer finement les
sons, les images animées et les textes. Selon cette première
approche, l'hypertexte numérique se définirait donc comme une
collection d'informations multimodales disposée en réseau
à navigation rapide et "intuitive". (...) Depuis l'hypertexte, toute
lecture est un acte d'écriture. » (Lévy,2007:15-16)
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