2.1. Présence continue, longue traine, trace
2.1.1. L'effet longue traine
La présence continue permet d'assurer l'effet longue
traine, c'est-à-dire le phénomène constaté sur le
web qui veut que l'« addition du nombre de pages vues des articles peu
consultés est supérieur à l'addition de l'audience des
articles populaires. » (Van Cranenbroeck,2012) En d'autres termes, sur la
proportion de l'ensemble des articles présents sur une plateforme, ce ne
sont pas les plus populaires qui vont être créateurs du plus grand
stock d'attention ; c'est à l'inverse le cumul des articles peu
populaires qui va être créateur du plus gros stock. En même
temps, par l'omniprésence des signes passeurs, l'article peu lus
entraine le passage vers d'autres articles du territoire. C'est parce qu'un
lecteur d'un article, même appartenant à une proportion faible
dans l'ensemble, va aller sur le territoire une fois qu'il va découvrir
ensuite la possibilité de découvrir d'autres articles de ce
même territoire.
L'effet longue traine change le rapport à la valeur.
Comme le note Anderson (2004), « suddenly, popularity no longer has a
monopoly on profitability » : ce n'est plus la popularité qui
est créatrice unique du stock d'attention, mais la présence
continue. Sans contrainte de matérialité, chaque écriture
sur le média en ligne se compare sur la même échelle : sans
contrainte de nombre de signes, de nombre de pages, un pure-player n'est plus
nécessairement porté par la recherche d'un « hit »,
c'est-à-dire d'un article populaire : même si ces articles se
doivent toujours d'exister, il faut produire le plus possible, afin de
s'assurer que, même si peu lus, les articles en bout de queue de la
longue traine assurent tout de même un stock d'attention41. De
plus, le numérique réduisant drastiquement les coûts de
production, l'important devient de produire, et un nombre de lectures
quasi-nulle a un impact lui aussi quasi-nul sur les coûts globaux du
média. En d'autres termes, même un article non lu ou presque est
justifié, puisque représentant des coûts de production qui
peuvent être quasi nuls eux aussi.
C'est par la Ñ relative42 Ñ absence
de matérialité que la production de masse permettant la
présence continue est possible. L'évanouissement des contraintes
physiques de production et d'accès à l'information a rendu
possible cet effet longue-traine dans le stock attentionnel médiatique ;
les médias peuvent agréger une audience spatialement
dispersée (Anderson,2004), l'important n'est plus d'arriver à
concentrer ses écrits pour toucher une audience localisée,
mais
41 « With no shelf space to pay for and, in the case
of purely digital services, no manufacturing costs and hardly any distribution
fees, a miss sold is just another sale, with the same margins as a hit. A hit
and a miss are on equal economic footing, both just entries in a database
called up on demand, both equally worthy of being carried. »
(Anderson,2004)
42 Il existe bien sûr des contraintes
à l'écriture en ligne, principalement temporelles : le temps
d'écriture ne peut pas être multiplié à l'infini. La
différence de l'écriture en ligne est qu'une page, et ipso
facto un article, n'est plus contraint par un nombre de signes avant
d'atteindre sa fin. En même temps, un quotidien papier s'étend sur
un nombre précis de pages et d'articles. À l'inverse, le nombre
d'articles par jour pouvant s'écrire sur un pure-player n'est pas
contraint par un cadre matériel : les limites sont temporelles, et sur
du contenu, mais le nombre reste virtuellement infini.
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plutôt qu'une audience, même dispersée,
existe, et puisse potentiellement et à tout moment actualiser des
articles du territoire43.
Pour illustrer cet effet longue traine sur PP, prenons le
corpus total des articles écrits sur PP, soit 2279 articles. L'ensemble
des lectures représente 5.343.780 lectures, sur une période
s'étalant sur deux ans et demi. Le nombre de lectures médian est
de 1283, c'est-à-dire que 50 % des articles ont plus de 1283 lectures,
et 50 % moins. En comparaison, la moyenne du nombre de lectures est de 2345
lectures. La moitié du total de lecture est de 2.671.890. Si l'on
applique la méthode utilisée pour les corpus
précédents44, nous constatons que les articles de rang
1 à 1984 représentent moins de lectures (2.669.469 lectures, soit
49,95% du nombre de lectures total) que les articles de rang 1985 à
2279, qui représentent à eux seul 50,04% du nombre total de
lectures (2.674.311 lectures). En d'autres termes, les 295 articles les plus
lus de la plateforme agrègent à eux seuls autant de lectures que
les 1984 articles les moins lus. En pourcentage, cela représente une
captation de l'attention par 13% des articles les plus lus à la
même hauteur de captation que les 87% d'articles les moins lus.
Maintenant, prenons l'exemple de l'ensemble des quinze
articles écrits par un narrateur (ici un pigiste), sur une
période s'étalant du 10.06.2014 au 20.03.2014, avec des chiffres
relevés le 13.05.2014. La répartition du nombre de lectures, par
ordre décroissant, se faisant comme ceci (la répartition
temporelle du nombre de lecture se découpe évidemment
différemment, mais n'est pas pertinente ici) :
20438 / 9377 / 6827 / 3317 / 3296 / 3273 / 2897 / 2787 / 2168
/ 1881 / 1734 / 1572 / 1394 / 1272 / 1223
On constate donc que l'article de rang 1 Ñ celui qui a
donc été le plus lu Ñ, l'a été deux fois
plus que l'article du rang 2. La moyenne du nombre de lectures sur ces articles
est de 4230,4. Ce que l'on constate à la lecture de ces chiffres est que
malgré un nombre important de lectures sur l'article le plus lu Ñ
deux fois plus que l'article de rang 2, trois fois plus que l'article de rang 3
et 20 fois plus que l'article de rang 15 Ñ, le cumul des articles de
rang 2 à 15 est plus important que l'article de rang 1. Dans cette
répartition, 3 articles sont au dessus de cette moyenne, et 12 en
dessous, ces trois articles cumulent d'ailleurs plus de la moitié du
nombre de lecture. Il faut donc cumuler les trois premiers rangs du classement
pour dépasser 50 % des lectures, alors que le deuxième et le
troisième rangs représente, en proportion, moins de la
moitié et moins d'un tiers du nombre de lecture du rang 1.
Cette répartition démontre bien l'effet longue
traine : l'article le plus lu, article phare de cette quinzaine,
représente à lui tout seul de entre 2 à 20 fois le reste
des articles pris individuellement. Pourtant, bien que représentant un
nombre de lecture conséquemment supérieur, l'article phare
n'atteint pas un nombre de lectures supérieur au reste du corpus des
articles choisis. Les deux plus gros articles ne l'atteignent d'ailleurs pas
non plus.
43 « it has, in short, broken the tyranny of physical
space. What matters is not where customers are, or even how many of them are
seeking a particular title, but only that some number of them exist,
anywhere. » (Anderson,2004)
44 Nous ne détaillerons pas ici l'arborescence
du nombre de lectures des 2279 articles de la plateforme.
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Si l'on prend quinze articles répartis sur une
durée plus courte, i.e. représentant 2 jours de publication (le
12/05 et le 13/05, corpus pris à 18h22 le 13/05), la répartition
du nombre de lectures sur cette période se fait comme ceci :
4879 / 2768 / 2178 / 2119 / 2069 / 1621 / 1064 / 765 / 464 /
414 / 387 / 97 / 74 / 51 / 5
La faible densité des derniers rangs s'explique par une
non publication des articles sur les RSN au moment du relevé des corpus.
Dans ce corpus, l'article phare, le plus lu (de rang 1), atteint un nombre de
lectures environ deux fois supérieur à l'article de rang deux. La
moyenne du nombre de lectures est de 1265,7, et 6 articles sont au dessus, 9 en
dessous. Tout comme la quinzaine précédemment
sélectionnée, le premier article, même combiné au
second, n'atteint pas des niveaux de lecture supérieurs au nombre du
reste, bien que pourtant dans des proportions comparativement importantes. Si
l'on considère qu'un article complète son premier cycle de
lecture une fois envoyé en push sur les RSN (ici donc jusqu'au rang 11),
nous pouvons constater que le nombre de lectures du rang 1 est plus de 12 fois
supérieur au nombre de lectures du rang 11.
Ce que l'on peut retirer de ces trois sélections, c'est
une tendance semblable. Bien que les chiffres diffèrent, il est
important de constater un modèle qui se dessine dans les deux cas : sur
une quinzaine, il faut trois articles (20 %) d'articles phare pour atteindre
des niveaux plus ou moins supérieur aux 80 % restants, Ñ i.e. 80
% de posts à lecture faible apportent autant d'audience que les 20 % les
plus hauts : 50 % du stock attentionnel se concentrent sur 20 % des
écrits, alors que 80 % se concentrent sur les 50 %
restants45. Ces deux quinzaines choisies sont d'autant plus
représentatives qu'elles coupent le corpus de deux manières
distinctes : le premier choisit un corpus d'articles sur une temporalité
longue (9 mois), mais avec un seul narrateur, alors que le second
sélectionne une quinzaine d'articles dans une temporalité courte
(2 jours), et rédigés par des narrateurs différents. On
voit malgré ces différences une même tendance se
dégager. La tendance se dégage encore plus lorsque l'on choisit
de regarder sur le long terme. Sur deux ans de corpus, nous nous trouvons
devant une répartition 10 % / 90 % : la moitié du stock
attentionnel (i.e. du nombre de lectures) est captée par 10 % seulement
des articles, alors que le reste se réparti sur les 90 % restants.
Ainsi la présence continue assure-t-elle cet effet
longue traine : c'est par la répétition d'articles moins
populaires entrecoupés d'articles très lus que le média va
s'assurer un stock attentionnel. La présence continue, c'est la
répétition d'écrits peu lus mais récurrents qui
entrainent la moitié de l'audience de lecture. Stratégiquement,
le média ne peut s'engager dans un choix unique d'article estimés
à forte audience. D'abord parce que l'audience est imprédictible,
mais aussi parce que tous les articles sont interdépendants : ce sont
les faibles lectures qui permettent de concentrer des mouvements vers les
articles à forte valeur-lecture, en même temps que les articles
à forte valeur-lecture assurent une assise symbolique permettant
d'assurer la lecture du diffus des articles à faible valeur-lecture ;
une tendance d'autant plus renforcée par le peu de coût de
production d'un article :
45 Il est bien sûr impossible d'atteindre ces
chiffres de manière exacte. Nous donnons ici une approximation
illustrant l'ordre de grandeur.
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produire plus n'engendre pas des coûts matériels
de production qui augmentent en conséquence.
Cet effet longue traine est également assuré par
le caractère de trace qu'acquiert l'écriture sur le net : tous
les articles, bien qu'existant dans des temporalités distantes,
continuent d'augmenter l'audience, doucement, en bout de queue, presque de
manière souterraine. Avec le papier, l'audience devait s'assurer sur une
quantité d'articles périssables, limités, disparaissants ;
avec le numérique, l'audience globale du site peut continuer à
augmenter quelle que soit la distance qui sépare de l'écriture de
l'article : si tous les articles d'un pure-player sont lus durant un mois, ne
serait-ce qu'une fois, une part d'audience se crée, sans qu'aucune
action ne soit faite sur ces articles. Si l'on prend l'exemple de PP,
possédant plus de 2 000 articles (chiffre qui plus est en constante
augmentation). Si chaque article est lu ne serait-ce qu'une fois par mois,
l'audience globale en valeur-lecture augmente de 24 000 lectures en une
année. Or c'est en assurant la présence continue au
présent que l'on assure la pérennité de la croissance de
la valeur-lecture des articles passés. En d'autres termes, le statut de
trace des écrits est créateur d'un stock virtuel de lecture
toujours grandissant46.
46 Un exemple de cette continuelle augmentation du
stock attentionnel est donné dans la partie immédiatement
suivante de ce travail.
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