1.3.2. Écriture et légitimité
Sur la plateforme en tant que telle, la
légitimité est conférée à celui qui signe,
à la fois par les autres écrits qu'il laisse sur cette
plateforme, mais aussi par les autres écrits (textes ou profils) qu'il a
pu laissé sur d'autres territoires. Ce sont donc les autres marques
territoriales qu'il a laissées qui lui confèrent son
identité : soit la plateforme ne laisse aucun espace de profil et dans
ce cas la légitimité de la signature se fait en rapport avec
l'ensemble des textes antérieurement produits, soit la plateforme laisse
une place à la création d'un profil dans lequel l'auteur donne en
quelques signes les conditions de sa légitimité
d'écriture. Ces deux cas se présentent dans les plateformes
médiatiques en tant que telle, et la seconde est caractéristique
des RSN : par exemple, Twitter laisse 140 caractères à un
utilisateur pour écrire son profil, et donc un espace restreint pour
cadrer la légitimité de l'écriture. En retour, le
média en question influence la création identitaire du narrateur
: citer le nom du média dans son profil confère une
légitimité de parole à celui qui s'en sert. Un point
essentiel dans l'économie de l'attention : Goldhaber (1997, notre
traduction) le souligne, « une vérité essentielle est que si
vous avez l'attention d'un public, vous pouvez la passer à quelqu'un
d'autre. »33 Chaque signature, chaque identité narrative
influence donc les autres identités qu'elle touche.
Ainsi, « la place laissée à l'auteur
dépend de la logique de l'outils envisagé. »
(Jeanne-Perrier,2005:75) Est-il préférable de laisser la
possibilité d'un profil complet ou se contente-t-on d'une simple
identité définie par les textes, voire pas de
différenciation du tout ? Le numérique ouvre la
potentialité de créer ce profil, ce catalogue
encyclopédique de tous les textes écrits par un narrateur sur la
plateforme : les CMS comme Wordpress laissent un espace dans chaque page pour
laisser la signature du narrateur, signature étant un signe passeur vers
une page de profil du narrateur, regroupant ses textes et/ou un profil complet.
Ainsi, chaque territoire peut laisser un profil virtuel accessible au lecteur.
La légitimité passe donc par la prise de connaissance
première d'un texte, se passant d'un texte à un autre,
légitimité portée par la signature. Si aucun espace n'est
laissé à la virtualisation d'un profil par signe passeur, la
légitimité se doit de se placer au sein même du
média : la légitimité n'est plus portée
qu'uniquement par le territoire, et non plus par la signature du narrateur.
Nous pouvons donc constater que différents degré de dissolution
de la figure du scripteur derrière la figure du média est
possible, mais toujours présente : il y a toujours un jeu complexe
d'identité entre le média et les narrateurs qui écrivent,
qui laisse la légitimité jouer sur les cordes de
l'identité ; en fonction de la configuration choisie par le
média, la légitimité vient du symbolisme derrière
le média, dans ce cas là c'est lui qui fait poids, dans d'autres
cas la place de l'occupation de l'identité du narrative est plus
importante, et chaque texte se trouve entouré par l'aura de la signature
du narrateur.
C'est un point stratégique de la création du
pure-player : choisit-on un pure-player en tant qu'il est aggrégateur
d'écrit d'experts extérieurs, ou choisit-on un fort symbolisme du
média en tant que tel pour faire autorité sur le sujet qu'il
traite, fonctionnement inspiré par le modèle du magazine
papier.
33 « A key truth is that if you have the attention of
an audience, you can then pass that on to someone else. »
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Colin FAY
Le passage à une temporalité de flux intensifie
l'instabilité des identités narratives. Comme le souligne Ricoeur
(1985:446) : « l'identité narrative n'est pas stable et sans
faille. » La complexité de cette instabilité s'accentue par
le flux lié au numérique : l'identité narrative est en
continuelle mouvement, toujours possiblement déplacée. Elle est
virtuellement présente dans tout écrit laissé par un
scripteur sur une plateforme qui a choisi de laisser la place au profil. Or la
confiance, la légitimité accordée à un narrateur
s'en trouve complexifiée : plus le lecteur peut parcourir
l'identité d'un narrateur et plus il devient complexe pour lui d'en
discerner les contours, plus il y a d'éléments, plus
l'identité devient éparpillée, difficile à lire,
à déchiffrer. D'autant plus que dans le flux, de nouveaux
éléments pour compléter ce territoire identitaire sont
à tout moment susceptibles de surgir, et à tout moment
susceptible de rendre plus diffus l'autorité, la
légitimité. Alors qu'on pouvait tout simplement se contenter du
titre conférant le droit de parole au narrateur sur le papier, exposer
son titre d'expert, celui-ci déborde avec le numérique : avoir
accès au profil RSN d'un narrateur, par exemple avoir un lien vers le
compte Twitter d'un narrateur, comme sur PP, rend plus éparse la
distinction de son identité Ñ bien qu'ayant une restriction de
profilage sous sa signature RSN, il y a aussi un certain nombre de tweets qu'il
a pu laisser auparavant. Or un pigiste peut travailler sur plusieurs
médias, et donc tweeter les différents articles qu'il
écrit pour différentes plateformes Ñ une pratique à
double tranchant, qui peut soit accentuer son statut d'autorité, soit
rendre instable la distinction de son expertise.
PP s'est axé sur deux fonctionnements distincts quant
à la place laissée à l'identité des narrateurs. Le
premier fonctionnement, avant la mise à jour du site d'avril 2014, nous
révèle un système dans lequel aucun autre espace que
l'ensemble des traces écrites n'est laissé au narrateur pour
manifester son identité. En effet, cliquer sur le nom d'un narrateur sur
la plateforme nous renvoie vers l'ensemble des écrits de ce narrateur,
sans plus d'informations. Son identité en tant que narrateur devient
donc constituée par les écrits qu'il a laissé, sans autre
forme accessible de définition de son identité narratrice et
narrative. Ainsi toute écriture reste dans le cadre du ou des
écrit(s) précédemment marqués dans le territoire.
Depuis la mise à jour, le pure-player a choisi une autre approche :
cliquer sur la signature d'un narrateur nous renvoie vers les textes
récemment écrits, mais en haut de la page se trouve un lien vers
le profil Twitter du narrateur. Ainsi l'identité signée
déborde-t-elle dans ce cas des limites du territoire.
Nous constatons donc une polyphonie des voix narratives, une
difficile identification véritable d'un narrateur et d'un auteur. C'est
pourquoi dans la suite de ce travail, nous identifierons l'actant scripteur
comme narrateur plutôt que comme auteur, pour
éviter toute ambiguité de la complexité des voix
narratives numériques, un auteur pouvant être plusieurs narrateurs
ou un narrateurs plusieurs auteurs.
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Colin FAY
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