1.3. De l'auteur au narrateur
1.3.1. Signatures
Mais « qui écrit ? » Qui vient poser ces
« marques territoriales », qui « deviennent expressives
(É) lorsqu'elles acquièrent une constante temporelle et une
portée spatiale qui en font une marque territoriale, ou plutôt
territorialisante, `une signature'. » (Deleuze &
Guattari,1980:387-388) ?
Il est crucial de considérer ce « qui ». Nous
avancerons que sous ce « qui » se place une identité
numérique signée. Signée, car pour l'identification de la
source de l'écrit, il est nécessaire que « dans les
énonciations écrites, l'auteur appose sa signature »
(Derrida,1971), ce que font les noms et pseudos sur les dispositifs
numériques. Cette marque signée, ce n'est pas l'oeuvre d'un
auteur : sur un même territoire, différents auteurs peuvent
écrire sous la même signature, et un même auteur peut
utiliser différentes signatures dans un même territoire, -- voire
deux signatures sur deux territoires -- : ils peuvent écrire en leur nom
mais aussi en celui de l'organisation médiatique. Ces deux
manifestations de signatures s'exprimant dans leur plénitude sur le RSN
: l'écrit est signé du nom du média sur le RSN, alors
qu'une fois le signe passeur activé est atteint un texte sous lequel a
signé un actant scripteur. En même temps, plusieurs actants
peuvent venir intervenir sur le même écrit, par correction, ou par
renvoi vers un article antérieur par signes passeurs, ou par « ping
back » : le ping back vient ainsi apposer de nouveaux signes sur l'article
sans pourtant que celui qui l'a rédigé n'effectue d'action
d'écriture, sans même changer la signature de celui qui a
écrit le texte.
La signature, c'est ce symbole qui transforme un auteur en
narrateur. Comme le souligne Barthes (1966:19), « narrateur et personnages
sont essentiellement des `êtres de papiers', l'auteur (matériel)
d'un récit ne peut se confondre en rien avec le narrateur de ce
récit. », en d'autres termes « qui parle n'est pas qui
écrit, et qui écrit n'est pas qui est. » (ibid:20) Cette
distinction est importante à faire en auteur et narrateur. En effet, un
auteur, en tant que personne physique, peut être une pluralité de
narrateurs ; c'est en signant sous divers signatures qu'il existe en tant
qu'entité racontant, écrivant un récit. Ces
différentes identités narratives ont une influence sur les
façons d'écrire : à la fois un auteur écrivant sous
différentes signatures sur le même territoire doit s'adapter aux
différentes identités qu'il prend, mais en même temps un
auteur écrivant sur différents territoires doit savoir quel ton
adopter selon le territoire sur lequel il écrit. Le pigiste est
l'exemple de cette seconde pluralité de tons, car un pigiste recevant
une information ou ayant fait une recherche sur un sujet ne peut pas proposer
le même récit à tous les territoires sur lesquels il
écrit, si tant est qu'il écrit sur plusieurs.
Un peu plus loin, les nouveaux outils de mise en ligne des
articles (CMS) transforment le rapport à l'identité professionnel
des actants. En effet, aujourd'hui le scripteur dans un CMS doit adopter une
pluralité de casquettes. Plus loin qu'un simple texte brut, il doit
savoir mettre en page, proposer des enrichissements photos et/ou vidéo,
autrement dit, « la disjonction entre la fonction support et la fonction
créative n'est plus de mise dans le cadre de la mobilisation des CMS.
(É) Éditeur et auteur composent ensemble une nouvelle partition
dans laquelle chacun emprunte ou dérobe des compétences à
l'autre. » (Jeanne-Perrier,2005:78) Les
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narrateurs deviennent plus que de simples scripteurs. Ils sont
également artisans de la mise en forme de leur texte, encouragés
à embrasser les fonctions éditoriales traditionnellement
dévolues à d'autres acteurs qu'eux, ce qui demandent à ces
narrateurs un peu plus que de simples compétences d'écriture : il
faut connaître les rudiments de la mise en ligne, mais aussi les
contraintes qui s'imposent dans l'écriture web Ñ concision,
répétition, contraintes de référencement sont
autant de points à prendre en compte pour le narrateur, qui en vient
à signer un peu plus que simplement son texte, mais plutôt son
texte et sa mise en page. Ainsi le cadre d'écriture influence-t-il
fortement l'écriture, comme le souligne Jeanne-Perrier (2005:75), «
l'auteur n'est plus tout à fait ce grand créateur, ce
génie isolé écrivant sans contrainte. (É) L'auteur,
dans les CMS, appose un nom, une signature ou un pseudonyme sur une
matière scripturale, déposée dans un cadre
pré-programmé par ailleurs. » L'auteur est donc celui qui
vient se transformer en narrateur en s'insérant, grâce à sa
signature, dans le dispositif numérique préalablement
établi. Il vient s'immiscer dans une structure préconstruite,
s'insérant dans la polyphonie des voix narratives déjà en
place.
Ces phénomènes se rencontrent sur PP. D'abord,
le scripteur doit lui-même procéder à la mise en page de
son texte, régulièrement complété par une touche de
secrétariat de rédaction par le rédacteur en chef, qui
corrige et complète, notamment en rajoutant des signes passeurs. Pour ce
qui est des signatures, elles configurent l'existence même de
l'écrit : rien que pour accéder au backoffice de la plateforme,
il faut un compte, et donc une identité numérique signée.
Sur la plateforme en elle-même, une fois les textes publiés
apparaissent les signatures des auteurs, en haut de chaque articles. Ces
signatures ouvrant, en tant qu'elles sont signes passeurs, aux comptes Twitter
des scripteurs. Cependant, sur cette même plateforme existe un narrateur
signant du nom « PP », brouillant ainsi l'identification d'un auteur
à l'origine de cette écriture Ñ ce même narrateur,
portant le nom de l'organisation, publiant entre 3 et 5 articles en moyenne par
mois (à peu près autant que l'ensemble des pigistes). Ainsi
derrière cette signature s'efface le discernement possible d'un auteur :
il peut être plusieurs auteurs, tout en restant un seul narrateur. Cette
dissolution de l'auteur dans le narrateur se manifeste également
lorsqu'il s'agit d'écrire sur les RSN : la parole est toujours celle de
l'organisation en tant que narrateur. Aucun autre auteur que l'organisation ne
se manifeste en tant qu'écriture sur les RSN, dissolution effective
marquée par l'utilisation quasi-systématique du « on/nous
» dans le discours sur les RSN : « on a écouté »,
« a pris le temps de nous rencontrer », « voici nos
hypothèses », etc. Ainsi, par le RSN se dissous la voix du
narrateur derrière la voix de l'organisation, en annihilant la
polyphonie des voix auctoriales de la plateforme. Cependant, cet usage de
pronom n'est pas anodin. Comme le souligne D'almeida (2001:105) «
l'embrayeur `nous' propose une identité autant qu'une conduite ».
L'identité que propose le nous (ou ici le on) est une dissolution de la
figure de celui qui écrit derrière l'identité
signée du média. Ce n'est plus le narrateur en tant que narrateur
qui décrit son texte, mais bien la voix narrative plurielle de
l'organisation. D'autant plus que dans ces exemples, issus des RSN, c'est la
même personne, le même actant qui écrit sur le RSN,
qu'importe la signature qui accompagne le texte.
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