1.2.3. Fragiles récits
La transformation du récit imposée par le
numérique est l'abolition d'une relative stabilité des bornes du
récit. Dans un média papier, télévisuel,
radiophonique, les récits rapportés ont un début et une
fin : le début et la fin du journal, de l'émission. Dans un
média numérique, les bornes du récits sont constamment
déplacées. Virtuellement, elles sont inatteignables. On ne sait
plus où le récit commence, et il est à tout moment
susceptible de changer de fin. Comme l'avance Tisseron (2012) : « lorsque
l'écran s'allume, il devient possible de faire des allers et retours, de
faire jouer sa mémoire visuelle pour naviguer dans des contenus, et donc
d'annuler le temps. » Le même texte numérique peut se trouver
recontextualisé, reborné à tout moment, ce par
l'apparition des signes passeurs (on peut faire un rappel à un texte
passé à tout moment, ou insérer un lien vers un texte
ultérieur une fois le premier événement d'écriture
terminé), mais aussi par les réactions actives, en flux, qu'ont
les lecteurs d'un média Ñ commentaires ou partages sur les RSN,
ou commentaires sur l'article lui-même, insérant au sein
même de la page écran une échappée du récit,
un nouveau point de fuite vers une fin non prévue par le scripteur.
Aussi, comme l'écrit Lévy (2007:5) : « la
virtualisation met le récit à rude épreuve : unité
de temps sans unité de lieu, continuité d'action malgré
une durée discontinue ». Alors que nous traiterons des tensions
naissantes que provoque la continuité d'action dans une durée
discontinue dans la suite de ce travail, nous devons d'abord nous pencher sur
celles naissant de l'unité de temps sans unité de lieu, et sur ce
qui en fait un point travaillant les pertinences des récits.
D'abord, la validation par le rédacteur en chef en
devient insaisissable pour les différents acteurs. Subissant
eux-même l'information overload, les rédacteurs en chefs
doivent aussi faire le tri parmi une immensité d'informations. En
même temps il devient difficile pour les attachés de presse ainsi
que pour les pigistes de connaître la raison d'une non réponse,
d'une non publication d'une information : est-ce parce que le rédacteur
en chef n'a pas vu passer le mail (nouveau moyen de communication
privilégié), ou est-ce que le sujet proposé n'est pas
pertinent pour le média ? Lorsqu'un média ne fonctionne plus en
périodicité (pas de date butoir réelle pour rendre un
article), il n'est pas simple pour un acteur de connaitre la pertinence ou non
de son récit. La synchronisation par mail permet à la fois de
fonctionner en flux Ñ on peut envoyer de l'information à tout
moment Ñ, mais à la fois sa non unité de lieu la rend
source d'instabilité : est-ce que l'envoi n'a pas atteint son
destinataire en temps et en heure, ou est-ce que l'information n'est tout
simplement pas pertinente au média ? Ainsi, tout actant souhaitant
envoyer de l'information pour validation Ñ que ce soit un journaliste au
rédacteur en chef, ou un attaché de presse à tout actant
écrivant sur le média Ñ, se retrouve dans une situation
complexe face à ce qu'il saisit comme logique de récit du
média. La raison de l'acceptation ou de la non acceptation d'un
récit échappe à celui qui le propose, la synchronisation
par mail, ainsi que la non imposition d'une échéance claire,
laisse ce dernier dans la méconnaissance et dans l'expectative : le
sujet va-t-il être validé ou non ? Et si oui, quand ? Si non,
l'explication reste bien souvent le silence.
Page 36 sur 99
Colin FAY
La temporalité en flux travaille également les
possibilités de ciblage faites par le média : en effet, un
média traditionnel connait précisément le profilage de ses
lecteurs, quel public il possède, quel tranche de son public lit quelle
édition ou encore quel type de récit, quelles pages sont
préférées par qui et quel jour. Cependant, ce type de
profilage n'est plus possible dans une temporalité en flux : il est
impossible de savoir quand va être reçu le texte, à quel
moment va être affiché au lecteur un article, même si le
média partage sur ses RSN l'article à un moment donné
précis. Un RSN comme Facebook n'affiche pas directement et par
défaut ce qui vient d'être publié, mais effectue le tri et
propose la lecture de liens jugés pertinents par l'algorithme.
Également, l'interaction d'un lecteur avec un post peut faire remonter
le texte dans le fil d'actualité de ses contacts. Cependant, cet
interaction se faisant toujours en flux, elle peut réapparaitre à
des moments divers durant le temps de vie du post.
Également, à tout moment peut apparaître
un élément dans le milieu qui vient remettre en question le
récit au sein d'un territoire : discréditer une histoire, la
contredire, avancer d'autres éléments pertinents, toutes ces
actions d'influences extérieures peuvent venir à exister à
tout moment. La veille en devient d'autant plus complexe puisqu'elle est
permanente, elle n'est plus soumise à la périodicité des
sorties des autres actants du milieu. Or il est impossible pour un média
numérique d'effectuer cette veille permanente ; la tenue d'une revue de
presse liée aux temporalités périodiques est
dépassée, la surveillance du milieu devrait être continue
pour être efficace, ce qui ne tient pas dans le cadre d'une
activité professionnelle liée à des temporalités
cadrées, d'autant plus dans un contexte où chaque actant a
déjà à effectuer le tri dans l'information
overload des éléments qui viennent à lui.
Ainsi les dynamiques d'écriture d'un pure-player
rendent-elles complexe la création de récit : à la fois
les bornes du récit sont mouvantes, toujours changeantes, en même
temps que le récit se trouve dépendant de sa pertinence
temporelle. Il devient complexe pour tous les actants de juger de la pertinence
ou non de leur envoi d'information, que ces actants soient les journalistes,
les pigistes, le rédacteur en chef ou même les attachés de
presse. Les récits deviennent instables, virtuels en ce qu'ils sont de
continuels problématisations qui viendront être
actualisées, et réactualisées constamment. Les
récits numérique sont à l'opposé du spectre des
récits figés, puisque s'inscrivant dans le flux, ils sont en
permanence susceptibles d'être modifiés.
Page 37 sur 99
Colin FAY
|