1.2.2. Contextualiser le parcours
C'est quand il est lu que le texte prend sa pleine dimension.
Le texte existe pour en bout de course être lu, compris,
interprété. Il termine lorsque se manifeste « l'intersection
du monde du texte et du monde de l'auditeur / lecteur. » (Ricoeur,
1983:137) C'est donc lorsqu'il est lu, lorsqu'il fait sens pour un lecteur, que
le texte trouve toute sa pertinence, puisque c'est « l'acte de lecture qui
accompagne la configuration du récit et sa capacité à
être suivi. » (ibid:145) Or un récit suivi au sein du
territoire médiatique est une captation d'attention. Le texte se doit
d'être reçu comme compréhensible par le lecteur, s'adaptant
aux divergences de parcours possibles, pour ne pas qu'il quitte le territoire
ou qu'il y interagisse de manière négative. En d'autres termes,
il doit faire sens, pour pouvoir être suivi.
Il est clair que « l'espace du sens ne préexiste
pas à la lecture. C'est en le parcourant, en le cartographiant que nous
le fabriquons, que nous l'actualisons. » (Lévy,2007:11) La
construction du sens, dépendante de la contextualisation du texte, se
trouve disloquée par le numérique : elle dépasse la
structure matérielle du texte, la contrainte de l'entourage physique
dans lequel est inscrit le texte. La contextualisation n'est plus
limitée, mais diffuse, virtuelle, illimité, insaisissable. Et
pourtant, c'est cette contextualisation constructrice de sens qui engendre la
réalisation pleine du texte.
La logique de récit a toujours été au
coeur des activités médiatique. Mais le numérique
transforme les échelles de cette création d'une ligne
d'intelligibilité parcourant divers épisodes. D'abord, parce que
le récit s'est virtualisé, en ce sens qu'elle n'est plus acquis
passif mais bel et bien potentialité. Le contexte entourant un texte
s'est lui aussi massivement virtualisé. Comme le souligne Lévy
(2007:12), « le lecteur d'un livre ou d'un article sur papier est
confronté à un objet physique sur lequel une certaine version du
texte est intégralement manifestée. (...) Le texte initial est
là, noir sur blanc, déjà réalisé
complètement. (...) D'emblée, le lecteur sur écran est
plus "actif" que le lecteur sur papier : lire sur écran c'est commander
à un ordinateur de projeter telle ou telle réalisation partielle
du texte sur une petite surface brillante. » Aussi, lire est devenu geste,
action portée sur l'objet pour projeter l'évolution de
l'épisodique, construction active et poursuite logique d'une intrigue,
d'un récit porteur de signification. Le numérique est la
virtualisation des récits, plus qu'il n'est proposition. Lire, c'est
actualiser des parcours virtuels, en ce sens qu'en même temps que
s'actualise le parcours se transforme le récit, le sens, la perception
de la réalité. Le récit n'est plus une probabilité.
Il n'est plus une proposition, une possibilité que le lecteur choisit ou
non de suivre. Le récit est construit par le lecteur qui ne le suit plus
passivement. La ligne du parcours n'est plus aux mains du scripteur mais bien
entre celles de celui qui lit, en ce sens que le récit et la lecture,
avec la virtualisation des parcours, se co-construisent selon les dynamiques
qui sont les leurs. La lecture, le récit ne suivent plus un parcours
proposé, mais les deux s'auto-alimentent.
Ainsi, les frontières bornant les récits se sont
complètement éclatées. Les parcours amenant à un
texte sont d'une potentialité infinie et propres à chaque
lecteur. Alors qu'avec un journal ou un magazine papier les chances sont
grandes pour que le lecteur, avant d'avoir lu un article, ait lu l'article le
précédent dans le journal, ou celui le succédant, avec le
numérique, le texte précédent une lecture est
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imprévisible, d'autant plus aux vues de l'importance
des RSN. La logique qui guide la construction d'un fil d'actualité pour
un lecteur dépend de ses préférences couplées
à la force algorithmique des RSN en question : la logique de
hiérarchisation du fil d'actualité, et donc le contexte entourant
un texte, est insaisissable Ñ tout en même temps que le lecteur
fait balancier entre le média et le RSN. Et ce mouvement n'est pas
anodin, puisque « lorsque vous avez cliqué, c'est un autre texte
qui apparait, et cela, qui est logistique, n'est nullement indifférent
à ce qui va faire sens, référence, autorité. »
(Jeanneret,2007:44)
Reléguant la logique au parcours, la mise-en-intrigue
en est glissée : celle proposée par le scripteur est virtuelle,
c'est le lecteur qui en dernier lieu actualise une mise-en-intrigue. On voit
glisser la contextualisation de l'écrit, et de ce fait
l'événement : la contextualisation, ailleurs laissée au
scripteur qui devait la mettre à disposition du lecteur, est
suggérée par le scripteur et c'est au lecteur de l'actualiser ou
non. Ainsi l'événement est-il lu dans une intrigue qui
dépend de chaque parcours, dans une logique qui suit chaque lecture. Le
contexte proposé, la logique suggérée, peut être
suivie ou non.
Si nous prenons pour exemplifier un article sur PP, il est
difficile de savoir si le point d'entrée de lecture va être venu
d'un RSN (et donc contextualisé par l'ensemble des écrits sur le
RSN : commentaires d'utilisateurs, partages, likes, mais aussi autres
publications entourant), ou venu d'un autre article du territoire, aux vues de
l'importance des signes passeurs présents sur le site. Par exemple, si
l'on prend un article posté le 22.05.14. Cliquant sur le premier signe
passeur, nous passons à un article du 19.04.14. Répétant
la même opération, nous arrivons à une page du 29.07.13.
Ainsi, nous voyons d'abord comme le signe passeur permet d'annihiler la
barrière temporelle du récit : nous passons aussi rapidement de
mai 2014 à avril 2014 que d'avril 2014 à juillet 2013. La
contextualisation s'opère dans des frontières qui
s'étendent très largement.
Prenons un autre exemple, avec un article posté
07.10.13, sur un artiste (DA). Cet article affiche deux ping-back,
c'est-à-dire que deux articles ultérieurs peuvent renvoyé
à cet article du 07.10 : un du 20.11, parlant d'un autre artiste (EA),
et un du 11.10, de la catégorie « Social » du site, et
abordant l'artiste en question (DA). Nous voyons donc déjà deux
possibilités, internes au territoire, de contextualisation du
récit (les possibilités externes étant l'arrivée
depuis un post sur un RSN, ou autre forme de partage). Un fois sur cet article
du 07.10, un signe passeur propose de renvoyer vers une autre artiste (MJC),
vers un article « Album de la semaine », daté du 02.09.14. Cet
article renvoie à un autre post précédemment publié
le 30.07.13. Cependant, ce dernier fait partie d'une série
thématique, formule adoptée par PP pour proposer des articles sur
un thème, en cinq épisodes, généralement sur le
court d'une semaine. Ces articles ont en fin de page des signes passeurs vers
les autres articles de la même série. Ainsi, on voit donc qu'un
récit, premièrement pensé comme une série
thématique suivant la logique de ce sujet, poursuivant l'intrigue
lancée par un scripteur, peut se trouver court-circuité par les
signes passeurs venus se placer plus tardivement sur le territoire : ici, la
logique amenant au milieu de la série est aussi valable que celle qui
serait entamée en partant du début du récit. On voit par
cet exemple que le récit, pensé en 5 épisodes, peut
être rejoint en milieu de course.
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Un récit médiatique Ñ sous toutes ses
formes, qu'il soit numérique ou traditionnel Ñ dépasse les
simples bornes du texte, puisque convergé depuis des
éléments le précédent, mais aussi s'entourant d'un
contexte. Or ce contexte n'est plus actualisé directement, mais
virtualisé par signe passeur32. Cet entourage d'autres
épisodes du récit, c'est le scripteur qui le propose, laissant
des signes passeurs, volontairement ou délégués à
la machine. Il virtualise des intrigues. C'est au lecteur d'actualiser les
intrigues qui suivent la logique qui porte son récit depuis le
commencement de son parcours. Ainsi le mouvement du parcours répond-il,
déconstruit par la nature de la structure des signes, à une
logique qui lui est propre.
Les deux exemples cités plus haut servent à
illustrer la complexité de la contextualisation d'un écrit
précis : d'abord, l'épisodique (et donc le consécutif),
peut être perturbé par un parcours logique (suivant des
conséquences). Ensuite, ces exemples illustrent bien le
débordement temporel conséquent à l'utilisation de signes
passeurs et à la permanence virtuelle des récits passés :
le passage d'un article à un autre est indépendant de la
temporalité qui les séparent, et un article peut-être
potentiellement invoqué dans tout article futur, si la logique existe.
Au delà d'un parcours intérieur au territoire, les signes
passeurs peuvent renvoyer à l'extérieur de leur territoire. Or un
lecteur arrivant sur un territoire C depuis un territoire A aura un contexte
qui peut différer d'un lecteur venu d'un site B. Le contexte est
influencé par le ou les site(s) antérieur(s) sur le(s)quel(s) le
lecteur se trouvait, forgeant une mémoire et un horizon d'attente
dépendant du site d'où il vient, influant donc la lecture sur le
site C de manière différente si ce dernier vient de A ou de B.
On voit donc les frontières de la contextualisation,
mais aussi du parcours, s'éloigner et devenir floues : il est complexe
d'évaluer quel parcours a amené un lecteur face à un
écrit, ce qui rend le récit fragile.
32 Par cela, nous entendons qu'un article sur
papier inscrivait en lui ses éléments de contexte minimaux. Un
article numérique au contraire virtualise ces éléments de
contexte par des signes passeurs.
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