3.1 Droit au juge naturel
Le droit au juge naturel est lié au principe de
l'égalité devant la loi. Tous les citoyens d'une
société doivent savoir selon quelles lois et quels
critères ils seront jugés au cas où ils devraient
répondre d'actes répréhensibles. Dans le même sens,
ils doivent être au courant des sanctions qu'ils encourent. Le juge
naturel est classiquement considéré comme le tribunal
étant le mieux placé pour fournir ces garanties.
Henzelin fait état d'une série de
différentes conceptions doctrinales de ce qu'implique le droit au juge
naturel. Pour certains, il s'agit du juge compétent au lieu de domicile
de l'auteur, pour d'autres c'est celui du lieu où l'acte a
été commis. Il fait ainsi référence à
Bartole (13131356), pour qui le juge naturel est le juge territorial, celui
chargé d'appliquer le droit du locus delicti commissi. Il
s'agit dans ce cas du principe de territorialité dans son sens
classique64. Henzelin fait cependant remarquer que l'on peut
considérer qu'un délinquant accepte le risque d'être
inculpé selon les lois d'un pays dès le moment où il y met
les pieds65, même si ces lois impliquent une compétence
universelle.
Pour définir le juge naturel, les théoriciens
sont historiquement partis de la personne de l'auteur. On considère
ainsi que c'est le juge du domicile de celui-ci qui est le plus à
même de juger des actes dans le respect des coutumes, de la culture et
des moeurs du lieu de vie de celui qui les a commis66. Exception
faite des auteurs mineurs, c'est aujourd'hui le principe de la
territorialité qui s'est imposé comme principe de base dans
l'ordre juridique suisse et il est généralement admis que le
délinquant devrait être jugé à l'endroit où
le crime a été commis. Cette tendance résulte de
l'importance accordée à la victime en criminologie durant les
dernières décennies.
Que le droit naturel soit celui du domicile de l'auteur ou
celui du lieu de commission, la proximité géographique accordera
au juge une position privilégiée dans le travail
d'évaluation du cas. Pour ce qui est de la compétence universelle
par contre, à savoir la compétence d'un Etat de juger des faits
commis à l'étranger, par un étranger contre un
étranger, le juge se trouve dans une situation où il lui manque
des repères. La distance géographique et les différences
culturelles peuvent rendre la tâche difficile au juge, qui aura a
priori quelques difficultés à prendre pleinement
connaissance du contexte et des circonstances. Pour Henzelin la qualité
d'étranger d'un délinquant peut « le mettre dans une
position d'infériorité ». En considérant la situation
d'un prévenu selon la compétence universelle, il ajoute cependant
que celui-ci n'est pas forcément plus mal loti que celui qui est
poursuivi en vertu d'un autre principe
d'extraterritorialité67.
Mis à part un éventuel manque de
compréhension dû aux différences culturelles, le juge peut
également souffrir, malgré lui, de préjugés ou
d'idées préconçues à l'égard de
l'accusé68. Ce genre de distorsion de vérité
est évidemment susceptible de porter préjudice au responsable
présumé, mais peut également nuire à une des
fonctions de la sanction, à savoir la prévention
64 HENZELIN (2001), p. 212.
65 IDEM, p. 213.
66 IBIDEM.
67 HENZELIN (2001), p. 215.
68 IDEM, p. 213.
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spéciale69. Pour que celle-ci soit efficace
il faut en effet que le jugement soit juste et acceptable pour les deux
parties. Henzelin précise cependant que cette difficulté peut
également apparaître en cas d'application de la compétence
territoriale lorsqu'il s'agit de juger un ennemi du pouvoir (compétence
réelle).
Il reste que la compétence universelle est
généralement considérée comme une compétence
subsidiaire et le choix se portera toujours a priori sur le juge du locus
delicti commissi. Il est en effet indéniable que le jugement par un
tribunal qui se trouve à des milliers de kilomètres de l'endroit
où les actes incriminés ont été
perpétrés cause dans tous les cas des problèmes
particuliers qui sont souvent liés à un manque de connaissance
des faits et des mentalités locales.
3.2 Pragmatisme
Le fait pour un tribunal de poursuivre des actes commis par un
prévenu dans un contexte très spécifique, parfois dans un
lieu géographique très éloigné, a des
conséquences pour le déroulement de la phase d'instruction. Il
est bien souvent difficile de réunir les preuves nécessaires et
d'entendre des témoins dans des circonstances propices70.
De surcroît, ce travail peut être difficile non
seulement à cause de la distance géographique et des
différences de moeurs, mais également à cause d'un manque
de collaboration de la part des autorités de l'Etat où les actes
ont été commis. Ce sera notamment le cas lorsque le régime
est encore en main des complices de l'acte punissable.
Cet obstacle peut, dans une certaine mesure du moins,
être surmonté par la diligence et la conscience avec laquelle le
tribunal mène son enquête. Lors de l'affaire Niyonteze, le
tribunal militaire de Lausanne s'est déplacé in corpore
au Rwanda pour mener une enquête préliminaire sur
place71. Scrupuleux, il a fait un travail de fond, extrêmement
fouillé. A l'inverse, lors du procès qui s'est récemment
tenu à Paris contre Simbikangwa, rien de tel ; tous les témoins
ont été déplacés à Paris et les
connaissances du génocide fournies exclusivement par des experts.
Suite à une campagne menée par une coalition
d'ONG, la Coalition suisse pour la Cour pénale internationale (CSCPI),
le Ministère public peut aujourd'hui compter sur un Centre de
compétence de Droit pénal international (CC V), instauré
le 1er juillet 2012. Il emploie deux procureurs, deux
collaboratrices juridiques et un collaborateur spécialisé
à plein temps. Il peut également compter sur l'appui des
enquêteurs de la PJF, spécialement formés72.
3.3 « Restorative justice »
Il y a également un facteur criminologique qui n'est
pas négligeable, lié à l'effet curatif qu'un jugement peut
avoir pour les victimes mais également pour la société
dans son ensemble. Pour que le procès puisse connaître ces
répercussions positives, il faut en général que la victime
puisse avoir une part active dans la création de justice et qu'elle
puisse suivre et vivre de près les phases de la procédure. Ce
courant, connu sous le nom de la « restorative justice » ou la «
justice
69 Empêchement de la récidive.
70 Histoire vivante, RTSR.
71 Claude Nicati, accusateur dans l'affaire Niyonteze, in :
Histoire vivante (11 mars 2014).
72 MPC, p. 27.
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réparatrice » est né dans les années
1990 de l'idée que : « because crime hurts, justice should heal
»73.
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