3.4 Conflits diplomatiques
L'expérience belge nous apprend que la
compétence universelle, lorsqu'elle est trop largement menée,
peut causer des incidences diplomatiques graves. En effet, nous avons
constaté que la Belgique a dû changer sa législation sous
les pressions des E-U.
Le 23 janvier 2014, une proposition de révision de la
compétence universelle a été déposée au
Parlement espagnol, en réaction à des pressions chinoises.
Quelques semaines auparavant, la plus haute juridiction pénale espagnole
avait lancé un mandat d'arrêt international contre cinq
dignitaires chinois, dont l'ex-président Jiang Zemin, pour
génocide, torture et crime contre l'humanité au
Tibet74.
Henzelin a constaté que « l'application
unilatérale du principe de l'universalité se heurte à la
souveraineté d'autres Etats, ou en tout cas pose des problèmes de
courtoisie entre le Nations »75.
La position de la Suisse comme pôle diplomatique dans la
communauté internationale, liée notamment à l'Office des
Nations Unies à Genève a également constitué une
source de crainte de la part du législateur. Celui-ci s'est notamment
laissé influencer par elle en 2002 lorsqu'il a introduit dans
l'incrimination des crimes de guerre selon le CPM, la condition selon laquelle
la personne mise en cause par la Suisse doit avoir un lien étroit avec
elle. L'objectif était de s'éloigner de la compétence
universelle « à la belge » pour éviter de
décourager les dignitaires du monde entier de se rendre à
Genève. Kolb précise cependant que ces craintes étaient
infondées, car la compétence universelle qui avait
été pratiquée en Suisse jusque-là n'avait jamais
atteint la « radicalité » de la loi belge76.
La solution proposée par l'art. 264m CP
continue dans cette voie relativement raisonnable, en exigeant la
présence sur le territoire suisse de l'auteur présumé.
Cette condition ne met évidemment pas la Suisse à l'abri
d'incidents diplomatiques. Mais ce risque existe dans la même mesure pour
les autres compétences extraterritoriales, voire pour le principe de la
territorialité. Il n'y a qu'à faire référence
à un certain Hannibal Kadhafi77.
4 CONCLUSION
La lutte contre l'impunité est louable et joue un
rôle important au service des droits de l'homme. Il est en effet
inconcevable d'accorder une importance à l'échelle internationale
à certains droits considérés comme appartenant à
l'humanité dans son ensemble, si de l'autre côté, certains
individus, sans scrupules, peuvent commettre des crimes qui violent ces droits
de la manière la plus abominable, en toute impunité. Cette
quête est justifiée à bien des égards.
L'art. 264m CP accorde à la compétence
universelle de la Suisse une plus grande flexibilité d'application, une
certaine efficacité et une plus grande clarté, ce qui facilite
l'exercice
73 QUÉLOZ (2012), pp. 65, 137.
74 DE TAILLAC in : Le Figaro.fr.
75 HENZELIN (2001), p. 374.
76 KOLB, p. 256.
77 HENZELIN (2001), p. 374.
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de la compétence universelle de la Suisse et
concède un cadre plus flexible à la traque de ces criminels. Nous
avons vu que, dorénavant, la compétence universelle suisse est
quasi-unilatérale dans le sens où la poursuite d'une personne
suspectée dépend de la seule décision de la Suisse,
même si elle doit respecter deux conditions. La présence de
l'accusé, au moment de l'ouverture de la procédure, sur le
territoire suisse est ainsi indispensable. De surcroît, l'extradition
doit être impossible, pour différentes raisons que nous avons
évoquées supra (2.3.1.2). Les faits allégués ne
doivent pas nécessairement être incriminés dans le pays
où ils ont été perpétrés et si le MPG
considère que l'accusé sera plus justement jugé en Suisse,
l'autorité fédérale compétente n'est plus tenu
à extrader, au cas où il en recevrait la requête. Aucun
lien étroit n'est dorénavant exigé entre l'accusé
et la Suisse, comme c'était le cas auparavant pour les crimes de guerre
selon le Gode pénal militaire.
Gertains aspects de cette démarche peuvent cependant
être problématiques. Nous avons évoqué les
complications liées aux différences culturelles faisant obstacle
notamment à la recherche de preuve, à la réception de
témoignage et à la compréhension des circonstances
locales. La Suisse et de nombreux autres pays européens ont tenté
de surmonter ces difficultés en créant des unités
spécialisées au sein de leurs institutions juridictionnelles.
Dans le cas de la Suisse, l'expertise qui en résultera saura
certainement contrecarrer cette faiblesse du système. N'oublions pas non
plus que dans les affaires concernées par l'art. 264m GP, faire
juger l'affaire par un tribunal éloigné peut également
avoir pour effet bénéfique que le juge apporte une certaine
objectivité, le risque qu'il décide sous le coup de
l'émotion ou avec une envie de vengeance étant amoindri.
Une autre difficulté réside dans le fait que
certaines populations pourraient avoir l'impression que l'on leur vole «
leur procès ». Le fait de ne pas pouvoir participer, suivre la
procédure de près et voir son évolution de façon
régulière, peut donner à la justice rendue un cadrage
abstrait et un sentiment de frustration, sur la base duquel rien de bon ne peut
être crée. Un effet néfaste pour la reconstruction qui
devrait s'ensuivre peut en être la conséquence.
La réaction récente des parlementaires espagnols
aux pressions chinoises et l'expérience belge du début du
millénaire a démontré que les enjeux diplomatiques peuvent
être considérables. Néanmoins, le fait de subordonner
l'application de la compétence universelle à la présence
de l'accusé sur le sol suisse, limite dans une certaine mesure ces
problèmes.
L'application de l'art. 264m, combiné à
l'instauration d'une unité spéciale au sein du MPG dote la Suisse
d'un système relativement performant dans ce domaine et les
dernières évolutions de la compétence universelle
helvétique sont considérées par les plus grands activistes
comme un bond en avant78.
Toutefois, il nous semble que les autorités
chargées d'appliquer cette loi doivent s'imposer une certaine retenue,
en étant conscientes que le fait de juger des responsables d'actes
commis sur le territoire d'autres cultures et d'autres systèmes
juridiques peut être perçu comme arrogant. Des contestations se
font parfois entendre contre cet aspect des choses en soutenant que le fait
d'imposer notre système juridique à des Etats lointains est un
acte empreint d'un certain « néo-colonialisme », s'approchant
dangereusement du dédain.
78 Dans ce sens lire les contributions partagées sur le
site internet de TRIAL.
A notre sens, les juges suisses doivent faire preuve d'une
sensibilité toute particulière par rapport à cette
situation délicate, en gardant à l'esprit qu'ils sont investis
d'une grande responsabilité, même si formellement il n'y a pas eu
de délégation de poursuite79.
Il convient dans ce contexte de rappeler la possibilité
de bénéficier d'une délégation de poursuite sans
transmission de compétence (supra 2.3.4). Compte tenu de la
légitimité renforcée qui en résulterait, nous somme
de l'avis que la tentative devrait être faite chaque fois que la
possibilité se présente. Diplomatiquement, cela semble être
la démarche la respectueuse du principe de souveraineté et la
plus apte à atteindre les résultats escomptés.
Le principe de l'universalité est légalement
subsidiaire à la compétence originale (sur la base du principe de
la territorialité) et il est de la plus grande importance que les
autorités suisses préfèrent systématiquement
l'extradition lorsqu'elle est envisageable et souhaitée par l'Etat
concerné. Elles ne doivent pas sous-estimer le pouvoir unilatéral
qu'elles détiennent grâce à la compétence
universelle.
De notre avis, nous ne pouvons que constater qu'il est
préférable de voir un génocidaire, un individu responsable
de crimes contre l'humanité ou un criminel de guerre jugé selon
le droit suisse, que de le voir se vanter de ses exploits sur Facebook et
ailleurs.
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79 Dans ce sens, écouter En ligne directe sur la
Radio Suisse Romande, du 13 février 2014.
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