1.2.2. Une raison économique profitant au
colonisateur
Les justifications économiques étaient plus
évidentes dans le cas des deux lignes suivantes, construites comme
prolongement du TCE achevé en 1913, le Tananarive-Antsirabe (TA) et le
Moramanga-Lac Alaotra (MLA, 168 km). Mais, tout comme pour le TCE, leur
rentabilité et leur avenir furent grevés par leur conception
comme axes d'exportation. Dès le départ, le chef de province de
Tananarive estimait ainsi qu'un autre tracé du TA, « un peu plus
coûteux, mais traversant des régions plus riches et de population
plus dense », aurait mieux stimulé l'économie
régionale et les échanges intérieurs9.
D'autre part, la réalisation de ces voies se fondait
toujours sur la prévision erronée d'une future colonisation de
peuplement blanc, espoir irréaliste qui faisait tomber le chef de
province d'Antsirabe dans l'illusion lyrique10.
C'est sur la base de rapports provinciaux largement fantaisistes,
dans lesquels le rêve masquait la réalité, que les
autorités supérieures prirent la décision de construire le
TA. Le MLA, de son côté, ne pouvait se justifier qu'à la
condition que l'on entreprenne la mise en valeur, exigeant de grands travaux
d'hydraulique agricole, de la cuvette de l'Alaotra. Or l'insuffisance des
investissements et les conditions humaines déplorables de l'entreprise
bloquèrent celle-ci pendant toute la période coloniale, voire
tout le XXe siècle.
Quant au Fianarantsoa-Côte est (163 km),
réalisé entre 1927 et 1936, il fit figure, avant même son
achèvement, d'erreur économique préfigurant les «
éléphants blancs » de la décolonisation. Les
illusions d'avant 1914 sur « ces riches régions infiniment plus
intéressantes que l'aride Imerina11, et sur les perspectives
riantes d'un peuplement blanc du Betsileo, s'étaient évanouies.
Mais il fallait tenir une vieille promesse faite aux colons du Betsileo en
crise, meneurs en 1911 d'une fronde des provinces périphériques
contre la concentration des dépenses d'équipement au profit de
l'Imerina : le poumon devant sauver les Hautes-Terres méridionales de
l'asphyxie ne pouvait être, selon les colons, qu'un chemin de fer de
Fianarantsoa à la côte12, qui obtint d'être
déclaré prioritaire à la conférence
économique
9 J. Frémigacci (1975: 85).
10 Ibid. p. 79.
11 ARM (Archives de la République malgache),
série Chambres de commerce, dossier n° 13, Fianarantsoa, PV du
22/04/1910.
12 Ibid., PV du 25/09/1911.
11
L'entrée du secteur privé dans les questions
environnementales, cas de MADARAIL S.A
de 1919 à Tananarive, puis qui fut inscrit au «
programme des grands travaux à entreprendre sur une période de 15
ans13 et au plan Sarraut de 192114.
Or tout cela reposait sur une erreur d'analyse économique.
Le qualificatif de « Chemin de fer du riz », d'abord abusivement
donné par Gallieni au TCE15, fut ensuite accolé, avec
tout aussi peu de justifications, au FCE : c'était ne pas voir que les
excédents apparents de riz sur les Hautes-Terres, très
médiocres en volume, ne pouvaient être dégagés que
par une lourde fiscalité imposant une sous-consommation paysanne, et ne
pouvaient être exportables que dans des circonstances exceptionnelles
(guerre, inflation galopante en France).
Pour faire bonne mesure, Gallieni rêvait en
annonçant l'exportation de productions qui n'existaient pas encore, et
n'existeront jamais comme la soie, l'une de ses obsessions16. En
fait, la crise de la colonisation sur les Hautes-Terres dans les années
1903-1914 était bien moins imputable au problème des transports
qu'à la médiocrité de l'ordre économique colonial
lui-même.
L'erreur commise avec le FCE était, de plus, beaucoup
moins excusable en 1930 qu'en 1910, car entre-temps les transports routiers
avaient ailleurs réalisé des progrès montrant que
c'était vers eux qu'il fallait s'orienter. Mais à Madagascar, on
ne faisait pas la comparaison entre le rail et la route moderne, mais entre le
rail et la (mauvaise) route coloniale, simple piste ouverte à coup de
prestataires. Tout comme la « route de l'Est » Tananarive-Mahatsara
ouverte en 1900, une telle route existait entre Fianarantsoa et Mananjary
depuis les années 1900, souvent impraticable. Avec l'effort de guerre,
l'administration y organisa en 1917 un service de messagerie par charrettes
à boeufs qui, en 1919, disposait de 131 charrettes et 698 boeufs,
jugés plus économiques que l'auto17.
13 Bulletin économique de Madagascar,
1er trimestre 1921, p. 40-61, note de Girod, directeur des Travaux publics.
14 A. Sarraut (1923).
15 J. Gallieni (1908 : 289). Le général
avoue s'inspirer de son maitre Faidherbe, qui avait appelé de
Dakar-Saint-Louis « Le chemin de fer de l'arachide ». En fait, la
comparaison n'a pas de sens. Comment mettre sur le même plan une culture
vivrière, le riz, et une culture de rente, l'arachide, alors que, de
surcroit, les conditions géographiques, physiques et humaines sont
absolument différentes au Sénégal et a Madagascar ?
16 Ibid.
17 CAOM, Aix-en-Provence, fonds du contrôle,
749-751, mission Nores, Madagascar 1919- 1920. Rapport de l'inspecteur Leconte
sur les messageries par charrettes à boeufs.
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L'entrée du secteur privé dans les questions
environnementales, cas de MADARAIL S.A
En 1925, on envisagea la mise en service de camions, mais on y
renonça devant l'état de la route et l'on maintint le choix du
chemin de fer fait quinze ans auparavant. Nous touchons ici un autre
problème, l'incroyable lenteur avec laquelle les réalisations
aboutirent, en sorte qu'elles vinrent toujours trop tard. Pour en rendre
compte, il faut examiner les conditions de financement des projets et leurs
conséquences.
Pour le TCE, le tracé qui aurait eu la plus grande
pertinence économique remontait la vallée du Mangoro jusqu'au
seuil dominant la cuvette de l'Alaotra, puis descendait sur la côte par
la vallée de l'Ivondro. Il était le plus long (près de 500
kilomètres) mais aurait évité la construction
ultérieure du MLA. Surtout, il aurait mis la côte à moins
de 200 km de la seule région des Hautes-Terres, l'Alaotra, qui avait un
gros potentiel agricole (rizicole surtout) pouvant, une fois mis en valeur,
alimenter une exportation.
À ce tracé, on en préféra un autre,
débouchant à Brickaville (illustration 2). Le TCE était
ramené à 270 km mais le trajet Brickaville-Tamatave devait se
faire par la voie d'eau, en suivant les lagunes reliées par le canal des
Pangalanes alors en construction qui devait rapidement se révéler
un travail de Sisyphe. Les inconvénients de la formule apparurent tout
de suite avec les retards que subit l'approvisionnement des chantiers du TCE
dès leur ouverture en 1901.
Le prolongement du rail jusqu'à un port s'imposa donc. Un
projet initial, l'avait d'ailleurs prévu, suivant un tracé qui
desservait la région la plus peuplée du pays betsimisaraka
central. Mais là encore, la recherche du moindre coût engendra une
erreur économique. Après bien des tergiversations (en 1906,
Augagneur voulait encore éviter Tamatave, une « erreur
économique » selon lui), on opta pour la solution facile d'une voie
établie sur le cordon littoral sablonneux entre l'océan et les
lagunes, jusqu'à Tamatave. Mais ce dernier tronçon traversait sur
près de 100 kilomètres une zone sans intérêt
économique.
On put regretter très vite l'abandon du tracé
initial qui lui, traversait ce qui allait devenir la « zone des graphites
» lorsque ce minerai connut un boom en 1913. L'erreur ainsi commise se
solda par une charge de portage, pour les populations, aussi lourde qu'absurde,
qui culmina en 1916-1917, quand on mobilisa un total de quelque 110 000 hommes,
réquisitionnés pour acheminer le minerai jusqu'à la
côte, ce qui mit la région au bord de la famine en 1918.
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L'entrée du secteur privé dans les questions
environnementales, cas de MADARAIL S.A
Illustration 2. Ce croquis, extrait de l'ouvrage de Gallieni,
Neuf ans a Madagascar (1908, p. 152) fait apparaitre les deux grands
obstacles à franchir : le gradin forestier betsimisaraka et
l'escarpement oriental de l'Imerina.
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