Section 2 : Une protection perfectible dans sa
finalité
« Le principe d'intangibilité des ouvrages
publics n'a jamais été clairement expliqué ni
justifié »100 à l'instar d'autres principes
du droit administratif. Il est « toujours difficile d'expliquer la
capitulation du droit devant le fait accompli »101.
En outre, comment accepter que cette protection porte atteinte aux droits
des administrés ?
98 Travaux de l'Assemblée Constituante, Rapport
Général de Mr. Ali BELHOUANE, débats de l'Assemblée
Constituante, séance du 6 novembre 1958, JORT du 19 novembre 1958,
n° 8, p. 196.
99 Les discussions de l'Assemblée Constituante sur
l'article 103 du projet de la Constitution tunisienne (l'article 57 ancien de
l'ancien Constitution du 1er juin 1959 relatif au Conseil d'Etat)
tendent à démontrer que la volonté des constituants
était dirigée vers l'admissibilité du pouvoir d'injonction
du juge administratif à l'égard de l'administration.
103
100 M-C. ROUAULT, Note sous OE., 19 avril 1991,
Époux Denard, Époux Martin, JCP, 1992, p. 59.
101 R. CHAPUS, Droit administratif
général, T.2, Montchrestien, 11éme éd.,
1998, n° 688, p. 542.
21
Première partie : L'ambivalence du principe
La doctrine avance traditionnellement des objectifs
légitimant la protection des ouvrages publics. Cette protection
correspond à une certaine forme de la réalité
administrative qui est la préservation de l'intérêt
général, la protection des deniers publics et la
continuité des services publics. Détruire un ouvrage public c'est
aussi détruire tout cela102.
Il convient de reconnaître que la protection exorbitante
des ouvrages publics ne vise pas seulement à préserver
l'intérêt général (§ 1) elle
vise, également, autres finalités non moins importantes et
connexes à l'intérêt général (§
2).
§ 1 : La préservation de l'intérêt
général
La mise en oeuvre d'une protection aussi forte ne peut être
liée
qu'à la poursuite d'un objectif primordial, celui de
préserver l'intérêt général. Ce dernier
s'impose en tant qu'élément essentiel de la notion d'ouvrage
public103. Par conséquent, l'intérêt
général s'oppose à ce qu'il
soit porté atteinte à un ouvrage public. Ainsi,
la jurisprudence du TA souligne avec force le lien étroit entre le
caractère d'intérêt général de l'ouvrage et
l'affirmation de la règle d'intangibilité104.
Néanmoins, ce
fondement n'a jamais été réellement
explicité (A) et l'on peut se demander s'il ne risque
d'avoir une influence sur l'application du principe d'intangibilité
(B).
102 C. LAVIALLE, Note sous OE., 29 janvier
2003, Syndicat départemental de l'électricité et du gaz
des Alpes-Maritimes et Commune de Clans, RFDA, mai- juin 2003, p. 485.
103 L'« un des éléments essentiels de
la qualification juridique d'ouvrage public réside dans l'affectation de
l'ouvrage à une fonction d'intérêt général
». J-M. AUBY, « L'ouvrage public », CJEG,
1961, p. 65.
104 TA, arrêt n° 19776, rendu le 20 juin 2003,
Kefia Bent Hamed Kortas c/ la Société Tunisienne de
l'Electricité et de Gaz, inédit.
22
Première partie : L'ambivalence du principe
A. Un fondement ambigu
La notion d'intérêt général n'est
généralement ni inscrite dans les textes ni définies par
la législation. L'examen de la jurisprudence du TA, intervenue en la
matière, laisse penser que, même en cas d'application du principe
de l'intangibilité de l'ouvrage public, où le juge fonde toujours
son refus de démolir ou déplacer un ouvrage public mal
planté sur la supériorité de l'intérêt
général sur l'intérêt privé105,
sans se soucier de définir cette notion.
Malgré l'absence de définition de la notion
d'intérêt général, certains arrêts du TA
confirment la pérennité des immeubles
irrégulièrement édifiés, au nom de
l'intérêt général qu'ils sont censés
servir106. Ainsi, dans un arrêt datant de 2003, le TA
affirme que même en cas d'irrégularité de
l'opération de l'administration qu'a donné lieu un ouvrage
public, le juge ne peut pas ordonner la démolition de cet ouvrage en
application du principe de l'intangibilité de l'ouvrage public qui
trouve son fondement dans la primauté de l'intérêt
général sur l'intérêt privé107.
La persévération de l'intérêt
général constitue alors « un argument ô bien
confortable lorsque d'autres éléments liés au
contrôle de légalité sont défaillants
»108. Par conséquent, l'assimilation de
l'administration derrière cette notion est devenue très
fréquente puisque « un ouvrage
105 TA, arrêt n° 1/ 13000 du 8 juin 2010, Masaoud
El Boubakri c/ le chef du contentieux de l'Etat agissant pour le compte du
ministère de l'agriculture, des ressources hydrauliques et de la
pêche maritime, inédit.
"
.
106 TA., aff. n° 1/17075 du 1 juillet 2008, Mohammed c/
SONEDE, Rec., p. 101 ; T.A., affaire n° 1/15648 du 1 juin 2007, Mohammed
et autres c/ l'office national d'assainissement, Rec. , p. 82.
107 TA., arrêt n° 19519 du 29 mars 2003, Nejma
Beltifa et héritiers Chalbia Beltifa c/ Société Tunisienne
de l'Electricité et de Gaz, inédit.
108 Ch. BOUTAYEB, «
L'irrésistible mutation d'un principe : l'intangibilité de
l'ouvrage public », RDP, n° 5, 1999, p.1453.
23
Première partie : L'ambivalence du principe
public ne perd aucunement sa qualité d'affectation
à l'intérêt général lorsqu'il est
illégalement implanté »109. Cette position
est critiquable110 en ce qu'elle cache une volonté, de la
part du juge administratif, de protéger l'administration en gardant une
image équivoque de l'intérêt général qui peut
englober toutes les situations.
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