§ 2 : L'autolimitation du pouvoir d'injonction du juge
administratif
S'il appartient au juge de dire le droit87, et en
conséquence, d'ordonner toutes les mesures nécessaires au respect
de ce droit, « le juge administratif n'use pas dans toutes les
hypothèses de ce pouvoir bicéphale qui est pourtant la
manifestation la plus parfaite de l'office de juge »88. En
effet, celui-ci ne dispose pas de pouvoirs équivalents selon que le
litige porte à titre principal sur une personne publique ou une personne
privée. A l'égard de la première, ses pouvoirs sont
fortement
85 J. CHARRET et S. DELIANCOURT, Note sous
CE., 29 janvier 2003, Syndicat interdépartemental de
l'électricité et du gaz des Alpes -Maritimes et commune de Clans
c/ Mme Gasiglia, « Une victoire à la pyrrhus du droit de
propriété sur le principe d'intangibilité de l'ouvrage
public », LPA, n° 113, 6 juin 2003, p. 21.
86 Ch. BOUTAYEB, « L'irrésistible
mutation d'un principe : l'intangibilité de l'ouvrage public »,
RDP, n° 5, 1999, p. 1467.
87 R. PERROT, Institutions Judiciaires,
Montchrestien, 10ème éd., 2002, p. 37.
88 Ch. BOUTAYEB, « L'irrésistible
mutation d'un principe : l'intangibilité de l'ouvrage public »,
article précité, p. 1463.
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Première partie : L'ambivalence du principe
limités en vertu de la consécration du principe
de l'interdiction d'adresser des injonctions à
l'Administration89.
L'absence de contrainte pesant sur l'action administrative
à travers cette interdiction90 a donné lieu
nécessairement à une autre forme d'inhibition, celle de ne pas
interférer dans la décision de l'administration de
réaliser un ouvrage public. La conjugaison des deux règles est si
appuyée qu'elle s'oppose au prononcé d'injonctions même
lorsque l'ouvrage public est irrégulièrement implanté
puisque cette irrégularité juridique n'entache pas
l'intérêt public invoqué. A la lumière de ces deux
principes que le juge administratif refuse de prescrire la destruction d'un
ouvrage public91.
A cet égard, lorsqu'un ouvrage public est
irrégulièrement implanté, le juge administratif ne se
reconnaît pas compétent pour adresser des injonctions à
l'administration, au motif qu'il ne peut faire acte
d'administrateur92. Celui-ci a considéré, à cet
effet, que le principe de l'intangibilité des ouvrages publics lui
interdit « de quelque manière que ce soit (...) d'ordonner des
mesures de nature à porter préjudice aux ouvrages publics ou
à leur fonctionnement »93.
89 Le principe de séparation de la juridiction
administrative et de l'administration active est une invention française
consistant dans le refus d'entraver l'action administrative par le juge
administratif, notamment par les injonctions. Dès lors qu'en adressant
des ordres à l'administration, le juge entreprend sur la sphère
de l'administration active. E. LAFERRIERE, Traité de la
juridiction administrative et des recours contentieux, T.1, LGDJ, 1989, p.
541.
90 Là où commencent les tâches
d'administration, cesse l'intervention juridictionnelle. Y. GAUDEMET,
« Réflexion sur l'injonction dans le contentieux
administratif » », in Mèl. Georges BURDEAU, Le Pouvoir, LGDJ,
Paris, 1977, p. 806.
91 Ch. BOUTAYEB, « L'irrésistible
mutation d'un principe : l'intangibilité de l'ouvrage public »,
RDP, n° 5, 1999, p. 1464.
92 J. CHEVALLIER, « L'interdiction pour
le juge administratif de faire acte d'administrateur », AJDA, 1972, T. 28,
p. 67.
93 TA., appel, aff. n° 81 du 28 juin 1979,
Municipalité de Tunis c/ Société Maghrébine
d'Etudes et Travaux, Rec. 1979, p. 188.
19
Première partie : L'ambivalence du principe
Or, il se révélait impossible d'assimiler plus
longtemps les deux notions du pouvoir discrétionnaire et
d'immunité juridictionnelle de certains éléments de l'acte
administratif94. La renonciation aux injonctions marque une
véritable autolimitation de la part du juge administratif et une remise
en cause de ses pouvoirs. L'impossibilité d'affecter
l'intégrité de l'ouvrage public est une règle
jurisprudentielle, ne reposant sur aucun texte95. Elle en constitue
une déclinaison qui résulte d'une volonté du juge
d'intervenir dans l'exercice d'activités d'intérêt
général dont est investie l'administration96.
Aucun texte juridique n'impose au juge administratif de
limiter ses pouvoirs à l'égard de l'administration. Le texte
même de la Constitution tunisienne du 1er juin 1959
n'énonçait pas le principe de séparation de la juridiction
administrative et de l'administration active, ni dans le préambule, ni
dans le dispositif de la constitution. Par ailleurs, le choix des constituants
était d'instituer une juridiction administrative qui dispose de larges
pouvoirs « d'investigation, d'injonction et de réformation
»97.
Le TA devrait être un instrument efficace de protection
des droits des administrés contre les éventuels abus de
l'administration. Le
TA., aff. n° 1/15648 du 1 juin 2007, Mohammed et autres c/
l'office national d'assainissement, Rec.,
p. 82.
.
94 J-C. VENEZIA, Le pouvoir
discrétionnaire, LGDJ, Paris, 1958, p. 52.
95 J. CHEVALLIER, « L'interdiction pour
le juge administratif de faire acte d'administrateur », AJDA, 1972, T. 28,
p. 67.
96 Ch. BOUTAYEB, « L'irrésistible
mutation d'un principe : l'intangibilité de l'ouvrage public »,
RDP, n° 5, 1999, p. 1464.
97 Y. BEN ACHOUR, « L'histoire du
principe de la séparation des autorités en Tunisie », in Le
Centenaire du Décret Beylical du 27 novembre 1888 et le Contentieux
Administratif, Colloque organisé les 28-29 et 30 novembre 1988 par
l'Association Tunisienne des Sciences Administratives avec le Concours des
Services Culturels de l'Ambassade de France, CERP, 1988, p. 385.
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Première partie : L'ambivalence du principe
rapporteur général de la première
constituante a clairement affirmé que « l'administration
elle-même, par son organisme spécial, tranchera les litiges entre
elle et autrui (...) de sa propre main et non pas par la main de Amr (...), ce
qui signifie que c'est l'administration elle-même, avec son tribunal,
c'est-à-dire son organisme spécialisé dans ce chapitre,
qui modifiera ses actes ou les annulera, les réformera, les
étendra ou les limitera »98. La
préoccupation première de l'Assemblée Constituante a
été de créer des institutions de contrôle et non pas
d'interdire au juge d'entraver par quelconque contrôle, l'action
administrative99.
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