PREMIERE PARTIE
L'ambivalence du principe
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Première partie : L'ambivalence du principe
Le principe de l'intangibilité des ouvrages publics est
porteur de fortes prérogatives au profit de l'administration,
dépositaire de l'intérêt général.
Néanmoins, il est devenu difficile d'éviter un équilibrage
des droits entre Administration et administrés58.
L'étude des solutions arrêtées par le TA,
dans le cadre du contentieux des ouvrages publics, s'intéresse au
déséquilibre fondamental au profit de l'administration, et au
détriment de l'administration. L'option même pour le contentieux
administratif comme base d'approche des affaires de dépossession
irrégulières n'est pas neutre 59. Elle procède
d'une politique qui privilégié l'intérêt
général même si ce dernier doit désormais composer
avec l'intérêt des particuliers.
Les implications de ce choix vont, en effet, se ressentir sur
le contenu du droit applicable qui est un droit spécial et sur les
prérogatives du juge qui ne peut user à l'égard de
l'administration des pouvoirs qu'il détient envers les
particuliers60. Il est soucieux de ne pas entraver l'action de
l'Etat et de limiter l'arbitraire en protection des administrés.
Le propre des litiges opposant l'administration aux
particuliers est la situation fondamentalement
inégalitaire61. Cette tendance rompt l'équilibre
sollicité entre les deux parties dans le procès en consacrant un
comportement fondamentalement protecteur des ouvrages publics conçus au
service des usagers (Chapitre I) mais au détriment des
droits des administrés (Chapitre II).
58 Ch. BOUTAYEB, « L'irrésistible
mutation d'un principe : l'intangibilité de l'ouvrage public »,
RDP, n° 5, 1999, p. 1451.
59 Ch. BOUTAYEB, « L'irrésistible
mutation d'un principe : l'intangibilité de l'ouvrage public »,
RDP, n° 5, 1999, p. 1451.
60 M. LAKHDHAR, « La protection de la
propriété privée immobilière par le tribunal
Administratif », RTD 1983, p. 288.
61 J-P. COLSON, L'office du juge et la preuve
dans le contentieux administratif, LGDJ, Paris, 1970, p. 10.
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Première partie : L'ambivalence du principe
Chapitre I :
La protection des ouvrages publics
La protection de l'ouvrage public vise à
préserver son intégrité en évitant les
éventuelles entraves qui pourraient être apportées à
son fonctionnement62. A côté de diverses mesures
légales d'ordre essentiellement pénal destinées à
protéger notamment les ouvrages publics de l'atteinte à leur
intégrité portée par des tiers 63, le principe
de l'intangibilité des ouvrages publics constitue au sein du
régime de protection de l'ouvrage public le seul élément
original faisant corps avec la notion d'ouvrage public64. Même
lorsque celui-ci est irrégulièrement implanté, la
protection des ouvrages publics est garantie par la limitation du pouvoir du
juge judiciaire et administratif qu'il ne saurait adresser une injonction
mettant en cause l'intégrité ou le fonctionnement de l'ouvrage
public65.
La règle de l'intangibilité exprime
l'impossibilité pour le juge de mettre en péril les conditions
d'exercice de l'intérêt général auquel se rattachent
les ouvrages publics, et plus précisément, le fonctionnement d'un
service public.
62 M. GUYOMAR, Concl. sur CE., 29 avril 2010,
M. et Mme Béligaud, RFDA, mai- juin 2010, p. 557.
63 Il ne s'agit pas de mesures spécifiques
aux ouvrages publics et qui ne concernent pas, en outre, l'ensemble des
ouvrages publics. Nous pensons en particulier aux mesures relatives à la
répression des infractions de voirie, ou encore aux dispositions de
l'article 321 du code pénal qui incrimine toute atteinte contre la voie
publique. De même, l'alinéa 2 de l'article 320 de même code
incrimine les atteintes aux cours d'eau.
64 Ch. BOUTAYEB, « L'irrésistible
mutation d'un principe : l'intangibilité de l'ouvrage public »,
RDP, n° 5, 1999, p. 1451.
65 J-M. LE BERRE, « Les pouvoirs
d'injonction et d'astreinte du juge judicaire à l'égard de
l'administration », AJDA, 1979, p. 18.
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Première partie : L'ambivalence du principe
Le croisement de ces angles d'approche permettra d'opposer la
modalité de la protection à la finalité de celle-ci et de
montrer que si cette protection se trouve garantie dans sa modalité
(Section 1) elle apparaît, en revanche, comme
perfectible dans sa finalité (Section 2).
Section 1 : Une protection garantie dans sa
modalité
Le juge administratif joue un rôle actif dans le
procès administratif. Il est amené à réaliser
l'équilibre entre les intérêts publics et les
intérêts particuliers des citoyens. Pour réaliser cet
équilibre, il est tenu de disposer d'armes nécessaires pour faire
valoir les droits des administrés face à la toute puissante
administration. « L'Etat de droit implique que la liberté de
décision des organes de l'Etat est, à tous les niveaux,
limitée par l'existence de normes juridiques supérieures, dont le
respect est garanti par l'intervention d'un juge. Le juge est, donc, la clef de
voûte et la condition de la réalisation de l'Etat de droit
»66.
Toutefois, le principe d'intangibilité des ouvrages
publics ne contribue pas, assez, à rétablir l'équilibre
sollicité entre l'administration, dépositaire de
l'intérêt général, et les droits et
intérêts des particuliers. En effet, le principe de
l'intangibilité met l'ouvrage à l'abri de toute atteinte
juridique. Il a pour résultat immédiat d'interdire au juge de
prononcer quelque type de mesure que ce soit relativement à la
construction d'un ouvrage public, à son déplacement ou à
son altération67.
66 J. CHEVALLIER, L'État de droit,
Montchrestien, Paris, 4ème éd, 2003. p. 133.
67 Ch. BOUTAYEB, « L'irrésistible
mutation d'un principe : l'intangibilité de l'ouvrage public »,
RDP, n° 5, 1999, p. 1452.
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Première partie : L'ambivalence du principe
S'il s'est longtemps imposé avec force aux juges
judiciaire et administratif68, le principe d'intangibilité de
l'ouvrage public ne concerne pas pour autant l'administration
elle-même69. Ce privilège dont bénéficie
la personne publique permet d'ailleurs de tenir partiellement en échec
le principe d'intangibilité70.
La protection des ouvrages publics est alors assurée au
moyen de deux procédés. D'une part, à l'égard du
juge administratif qui se trouve empêché d'ordonner la
démolition et le déplacement d'un ouvrage public (§
2). Mais la protection des ouvrages publics se manifeste avec une
rigueur accrue à l'égard du juge judiciaire et consolide
certainement le principe d'intangibilité qui y puise une forme de
vitalité (§ 1).
§ 1 : Les limites à l'exercice du pouvoir
d'injonction du juge judiciaire
En tant que juge civil, le juge judiciaire est
compétent pour statuer sur les actions possessoires qui ont pour
l'objet, dans la plupart du temps, la reprise des immeubles détenus par
l'administration sans aucun titre légal conformément aux articles
5171 et 5272 du code de procédure
68 L. DI QUAL, « Une manifestation de la
désagrégation du droit de propriété : La
règle ouvrage public mal planté ne se détruit pas »,
JCP, 1964, I, fasc. n° 1852, § 14 ; Ch. BLAEVOET,
« De l'intangibilité des ouvrages publics », Dalloz,
1965, p. 242.
69 L'autorité administrative, chargée
de l'adaptation du service public aux besoins de la société, peut
faire ce qu'elle veut des ouvrages publics. Elle peut à tout moment
altérer l'implantation ou la nature d'un ouvrage public, en modifier
l'affectation ou tout simplement procéder à sa démolition.
J-P. MAUBLANC, Note sous CE., 19 avril 1991, Epoux Denard,
Epoux Martin, « La fin d'un mythe « ouvrage public mal planté
ne se détruit pas ? », RFDA, n° 8, janvier- février
1992, p. 66 ; C. MAUGÜÉ, Concl. sur CE., 29
janvier 2003, Syndicat départemental de l'électricité et
du gaz des Alpes-Maritimes et Commune de Clans, RFDA, 2003, p. 479.
70 C. MAUGÜÉ, Concl. sur CE., 9
janvier 2003, Syndicat départemental de l'électricité et
du gaz des Alpes-Maritimes et Commune de Clans, article
précité, p. 479.
71 « L'action possessoire est celle que la loi
accorde au possesseur d'un immeuble ou d'un droit réel immobilier pour
se faire maintenir dans sa possession ou s'y faire rétablir lorsqu'il en
a été dépossédé ou pour faire suspendre des
travaux ».
72 « L'action possessoire peut être
intentée par celui qui, ayant par lui-même ou par autrui, la
possession d'un immeuble ou d'un droit réel immobilier :
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Première partie : L'ambivalence du principe
civile et commerciale. Ainsi, aux termes de l'article
3973 du même code ces actions sont de la compétence du
juge cantonal. Celui-ci connaît également, sur la base de
l'article 307 du code des droits réels 74, les actions qui
ont pour objet d'ordonner la cessation de tout trouble apporté à
la jouissance d'un immeuble immatriculé.
Toutefois, le juge judiciaire s'est interdit d'adresser des
injonctions à l'administration. En effet, les dispositions des articles
3 et 4 du décret beylical de 188875 interdisaient toute
action de nature à entraver le déroulement de l'activité
administrative76. Ledit décret a été
abrogé en 1996 et la loi 96-38 a repris la même
interdiction77.
Dans ce cadre, le Professeur Roland DRAGO a
considéré que les interdictions faites au juge judiciaire, dans
le décret de 1888, plaçaient la Tunisie dans le même
contexte que celui connu par la France durant la période
révolutionnaire qui était notamment marquée par les lois
des 16-
1) entend être maintenu dans sa possession ou la
faire reconnaître en cas de trouble ou demande à être
réintégré dans sa possession, lorsqu'il en a
été dépouillé;
2) a intérêt à faire ordonner la
suspension des travaux qui produiraient un trouble, s'ils venaient à
être achevés;
3) demande à être
réintégré dans sa possession ou dans sa jouissance,
lorsqu'il en a été dépouillé par la force
».
73 « (...) Le juge cantonal connaît seul en
premier ressort : (...) 2) des actions possessoires... ».
74 « (...) Le juge cantonal est compétent pour
ordonner la cessation de tout trouble apporté à la jouissance
d'un immeuble immatriculé ».
75 L'article 3 du décret beylical du 27 novembre 1888
relatif au contentieux administratif disposait qu' «il est interdit
aux juridictions civiles d'ordonner, (...), toutes mesures dont l'effet serait
d'entraver l'action de l'administration, (...) », JORT, n° 13,
29 nov. 1888, p. 1.
76 M-S. BEN AISSA, « Le Décret
Beylical du 27 novembre 1888 et le principe de la séparation des
autorités administratives et judiciaires », in Le Centenaire du
décret Beylical du 27 novembre 1888 et le Contentieux Administratif,
Colloque organisé les 28-29 et 30 novembre 1988 par l'Association
Tunisienne des Sciences Administratives avec le Concours des Services Culturels
de l'Ambassade de France, CERP, 1988, p. 59.
77 L'article 4 des dispositions transitoires de la loi
organique n° 96-39 du 3 juin 1996 modifiant la loi n° 72-40 du
1er juin 1972 relative au TA, dispose que « Avec
l'entrée en vigueur de la présente loi, la décret beylical
du 27 novembre 1888, relatif au contentieux administratif est abrogé
», JORT, n° 47, 11 juin 1996, p. 1151.
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Première partie : L'ambivalence du principe
24 août 179078. « Il n'appartient en
aucun cas à l'autorité judiciaire de prescrire aucune mesure de
nature à porter atteinte, sous quelque forme que ce soit, à
l'intégrité ou au fonctionnement d'un ouvrage public
»79. Il n'est permis au juge judiciaire
d'ordonner ce qui serait de nature à porter atteinte sous quelque forme
que ce soit, à l'unité ou au fonctionnement d'ouvrages publics.
Il s'agit ici de la limite que le juge ne peut pas franchir, de la
frontière à ne pas dépasser en aucune
manière80.
L'existence d'un ouvrage public sur le terrain litigieux
« constitue un obstacle à l'exercice des prérogatives
que la voie de fait confère notamment au juge judiciaire
»81. En effet, « le juge ne saurait adresser une
injonction mettant en cause l'intégrité ou le fonctionnement de
l'ouvrage public »82. Il semble « qu'en
présence de deux notions aux intérêts contradictoires,
ouvrage public et voie de fait, celle de voie de fait s'avère
prééminente »83.
Ni la voie de fait, ni l'emprise irrégulière ne
tenaient en échec le principe d'intangibilité des ouvrages
publics. Le pouvoir d'injonction envers l'administration dont dispose le juge
judiciaire en cas de voie de fait s'effaçait au profit de l'ouvrage mal
planté84. La seule possibilité dont disposaient alors
les juridictions de l'ordre judiciaire consistait dans
78 R. DRAGO, « L'exception
d'illégalité devant les tribunaux judiciaires en Tunisie »,
RTD, 1954, p. 2.
79 TC., 6 février 1956, Cts Sauvy, Rec., CE., p. 586.
80 Les pouvoirs du juge judicaire sont
réduits par l'immunité quasi absolue dont jouit l'ouvrage public.
Cette immunité à l'égard des pouvoirs du juge judiciaire
n'est qu'un aspect d'un régime très protecteur. Même
lorsque l'administration a édifié un ouvrage public suite
à une emprise irrégulière ou encore une voie de fait, le
juge se trouve incapable d'ordonner une quelconque mesure qui peut nuire
à l'intégrité de l'ouvrage public.
81 J-M. LE BERRE, « Les pouvoirs
d'injonction et d'astreinte du juge judiciaire à l'égard de
l'administration », AJDA, 1979, p. 17.
82 J-M. LE BERRE, « Les pouvoirs
d'injonction et d'astreinte du juge judicaire à l'égard de
l'administration », AJDA, 1979, p. 17.
83 L. LAUCCHINI, « Le fonctionnement de
l'ouvrage public », AJDA, 1964, p. 360.
84 N. ACH, « L'intangibilité de
l'ouvrage public, un principe ébranlé mais loin d'être
enterré », RDP, n° 6, 2003, p. 1636.
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Première partie : L'ambivalence du principe
l'allocation de dommages-intérêts aux
propriétaires dépossédés de leur bien suite
à l'implantation d'un ouvrage public85.
En cas de voie de fait, le juge judicaire dispose normalement
de la plénitude de pouvoirs, puisqu'il peut prononcer des injonctions
à l'encontre de l'administration. Mais, ces pouvoirs d'injonction sont
gelés lorsque la voie de fait met en cause l'ouvrage public. Dans ce
cas, ce n'est nullement la règle de l'interdiction des injonctions qui
restreint de tels pouvoirs, puisqu'elle est ici est inapplicable, mais
exclusivement le principe d'intangibilité86.
L'immunité dont jouit l'ouvrage public remplit un rôle actif
puisqu'elle neutralise les prérogatives du juge judiciaire.
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