III. L'importance de l'intangibilité de l'ouvrage
public
Le principe de l'intangibilité des ouvrages publics
n'est consacré, en droit tunisien, par aucun texte. Il n'a retenu
l'attention de la doctrine qu'à titre accidentel. Il s'agit d'un
principe jurisprudentiel48 consacré par les juridictions
administratives et les juridictions judiciaires.
44 J. MORAND-DEVILLER, Cours de droit
administratif des biens, Montchrestien, 3éme éd.,
2003, p. 620.
45 M-P. MAÎTRE, « Le principe de
l'intangibilité de l'ouvrage public », LPA, n° 232, 1999, p.
11.
46 F. MELLERAY, « Incertitudes sur la
notion d'ouvrage public », AIDA, 4 juillet 2005, p. 1378.
47 R. CHAPUS, Droit administratif, T.2,
Montchrestien, 15ème éd., p. 566.
48 Il s'agit par exemple ; TA, arrêt n°
19857, rendu le 26 avril 2003, Mohamed Saka et autres c/ l'office national
d'assainissement, inédit ; TA, arrêt n° 19519, rendu le 29
mars 2003, Nejma Beltifa et héritiérs Chalbia Beltifa c/
Société Tunisienne de l'électricité et de gaz,
inédit ; TA, arrêt n° 1/ 17075 rendu le 1 juillet 2008,
Mohammed c/ SONEDE, Rec. p. 32.
9
Introduction
Il est de tradition de faire remonter l'intangibilité
de l'ouvrage public, selon la doctrine dominante49, à
l'arrêt du CE Français Robin de la
Grimaudiére50. Malgré sa forte assisse historique, ce
principe fait sous l'impulsion de la jurisprudence administrative et
judiciaire, l'objet de nombreuses interrogations quant à son
intérêt et son devenir51.
Née d'un constat de puissance, le principe
d'intangibilité de l'ouvrage public constitue un défi aux
principes qui régissent l'Etat de droit. L'une des «
sujétions les plus fortes pesant de leur fait sur les administrés
»52, le principe de l'intangibilité est un
procédé relevant plus de l'Etat de police que de l'Etat de
droit53. Consacrer l'intangibilité de l'ouvrage public comme
un principe immobile54 équivaut a donné à
l'administration un pouvoir beaucoup trop exorbitant, rompant avec toute
considération de sécurité juridique de
l'administré.
Transposée par le juge dans notre corpus juridique
tunisien55, l'intangibilité des ouvrages publics, principe
toujours d'actualité, ne
49 R. CHAPUS, Droit administratif, T.2,
Montchrestien, 15ème éd., p. 566 ; H. TOUTEE,
« La remise en cause de l'adage : Ouvrage public mal
planté ne se détruit pas », RFDA, n° 8,
janvier-février 1992, p. 59. Toutefois, il existe quelques voix
dissidentes comme celle de Ch. BLAEVOET, « De l'intangibilité des
ouvrages publics », D, 1965, p. 242). Selon cet auteur, le principe
d'intangibilité résulterait d'un arrêt du CE., Lebreton, du
26 janvier 1894.
50 CE., 7 juillet 1853, Robin de la Grimaudiére, S., 1854,
2, p. 213.
51 N. ACH, « L'intangibilité de
l'ouvrage public, un principe ébranlé mais loin d'être
enterré », RDP, n° 6, 2003, p. 1639.
52 J-M. AUBY, « L'ouvrage public »,
CJEG, 1961, p. 535.
53 C. LAVIALLE, Note sur CE., sect., 29
janvier 2003, Syndicat départemental de l'électricité et
du gaz des Alpes-Maritimes et communes de clans, RFDA, mai- juin 2003, p.
485.
54 Ch. BOUTAYEB, « L'irrésistible
mutation d'un principe : l'intangibilité de l'ouvrage public »,
RDP, n° 5, 1999, p. 1447.
55 A titre d'exemple ; TA., arrêt n°
1/13000 du 8 juin 2010, Masaoud El Boubakri c/ le chef du contentieux de l'Etat
agissant pour le compte du ministère de l'agriculture, des ressources
hydrauliques et de la pêche maritime, inédit ; TA., arrêt
n° 1/ 15648 du 1 juin 2007, Mohammed et autres c/ l'office national de
l'assainissement ; TA., arrêt n° 1/ 11535 du 7 juillet 2010, Habib
Ben Amor et autres c/ le chef du contentieux de l'Etat agissant pour le compte
du ministère de l'éducation et de formation, inédit.
10
Introduction
semble plus rester absolue56. Faisant partie du
bloc des grands principes du droit public, l'intangibilité des ouvrages
publics connait une mise à mal qui s'inscrit dans un irrésistible
mouvement consistant pour l'essentiel à améliorer les droits des
administrés face à l'administration.
Dés lors se pose la question de savoir jusqu'à
quelle limite la remise en cause du principe d'intangibilité peut-elle
aller, alors que la multiplication des ouvrages publics très couteux
devraient inciter à les protéger davantage ?
D'un certain point de vue, l'intangibilité de l'ouvrage
public est certes un « principe ébranlé »,
mais il est « loin d'être enterré
»57. L'impératif de concilier des exigences
contradictoires impose une régulation qui tiendrait compte des exigences
en cause et donne ainsi au juge un rôle considérable.
Jusqu'à quel point l'intangibilité des
ouvrages publics garde sa teneur et sa quasi sacralité dictée par
l'intérêt général, face à un mouvement de
prise en considération des droits des administrés face à
une administration toute puissante ?
On verra que le principe de l'intangibilité est
miné par un paradoxe imposé, par les intérêts
contradictoires en présence (Première Partie) et
que l'adaptation du principe s'est imposée sous l'effet des mutations
rapides de notre époque (Deuxième Partie).
56 TA., arrêt n° 1/ 17813 du 16 avril 2009, Khadija
Ghuila c/ L'office national de l'assainissement, inédit. Ce mouvement a
été dégagé depuis longtemps en France dés
1991. On peut citer comme exemple : CE., 19 avril 1991, Epoux Denard, Epoux
Martin, Rec., CE., p. 148 ; CE., 14 octobre 2011, Commune de Valmeinier et
syndicat mixte des lslettes ; CE., 20 mai 2011, Communauté
d'agglomération du lac du Bourget.
57 N. ACM, « L'intangibilité de
l'ouvrage public, un principe ébranlé mais loin d'être
enterré », RDP, n° 6, 2003, p. 1633.
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