Section 2 : Un infléchissement du principe
engendré par l'environnement juridique
Le principe de l'intangibilité de l'ouvrage public est
tempéré, non seulement en raison du mouvement inauguré par
la jurisprudence, mais aussi sous le poids d'un contexte juridique
spécifique343. Cet environnement réfractaire à
une application infaillible de l'intangibilité se nourrit principalement
de deux séries de facteurs. Le premier ressort de l'environnement
juridique interne (§ 1) alors que le second est
généré par l'environnement juridique européen
(§ 2).
340 J. LEMASURIER, « Vers un nouveau
principe général du droit ? Le principe Bilan-
Coût-avantages », in Le juge et le droit public,
Mélanges offertes a Marcel WALINE, Tome 2, Paris, juillet 1974, p.
562.
341 J. LEMASURIER, « Vers un nouveau
principe général du droit ? Le principe Bilan-
Coût-avantages », in Le juge et le droit public, Mélanges
offerts à Marcel WALINE, T.2, Paris, juillet 1974, p. 560.
342 S. BRONDEL, « Le principe
d'intangibilité des ouvrages publics : réflexions sur une
évolution jurisprudentielle », AJDA, n° 15, 2003, p. 764.
343 Ch. BOUTAYEB, «
L'irrésistible mutation d'un principe : l'intangibilité de
l'ouvrage public », RDP, n° 5, 1999, p. 1479.
Deuxième partie : L'adaptation du principe
§ 1 : L'environnement juridique interne
Bien que le principe de l'intangibilité des ouvrages
publics ne repose pas sur des fondements susceptibles d'en soutenir sa
pérennité, certains facteurs pourraient tenir lieu de fondement
pour favoriser la possibilité de porter atteinte aux ouvrages publics.
Il s'agit particulièrement du facteur législatif (A)
et de l'irrésistible mouvement d'amélioration des droits
des administrés (B).
A. Le facteur législatif
Si l'administration peut se prévaloir avec
succès de la règle de l'intangibilité tant à
l'égard du juge judiciaire que du juge administratif, la règle de
non- injonction ne reste impérative que pour le juge judiciaire.
D'ailleurs, aucun texte juridique n'impose au juge administratif de limiter ses
pouvoirs à l'égard de l'administration.
En effet, l'article 3 du décret de 1888
désignait expressément et précisément les tribunaux
concernés par la prohibition des injonctions, à savoir les «
juridictions civiles »344. L'interdiction d'adresser
des injonctions à l'administration est faite au juge judiciaire dans un
contexte de séparation totale des ordres judiciaires et administratives
et de renforcement général du TA345. Le juge
administratif n'est pas alors concerné par cette interdiction.
De surcroît, l'article 3 de la loi organique n°
96-38 du 3 juin 1996, qui reprend les dispositions de l'article 3 dudit
décret, prévoit que cette
344 L'article 3 du décret beylical du 27 novembre 1888,
relatif au contentieux administratif, disposait qu'« il est interdit
aux juridictions civiles d'ordonner, (...), toutes mesures dont l'effet serait
d'entraver l'action de l'administration, (...) », JORT n° 13, 29
nov. 1888, p. 1.
345 H. MOUSSA, « L'exécution de
la chose jugée et la réforme de la justice administrative en
Tunisie », in La réforme de la justice administrative, colloque
organisé du 27 au 29 novembre 1996, FSJPS, Centre de Publication
Universitaire, 1997, p.110 ;
.67
2010
76
77
Deuxième partie : L'adaptation du principe
interdiction concerne uniquement « les tribunaux
judiciaires »346. Il est même juridiquement
légitime de penser que ce pouvoir lui est désormais implicitement
et nécessairement reconnu, dans toute la mesure où il ne lui
resterait pas interdit par le principe de séparation de la juridiction
administrative et de l'administration.
Ledit article donnait en quelque sorte une base légale
à la remise en cause du principe d'intangibilité de l'ouvrage
public déjà amorcée par la jurisprudence. Il semble que le
juge administratif, fort de ce pouvoir d'injonction, ait poursuivi le travail
de désacralisation du principe d'intangibilité de l'ouvrage
public.
Ces pouvoirs confiés au juge administratif, sont
susceptibles d'avoir une influence sur la pérennité du principe
d'intangibilité. C'est là une raison juridique qui pousse
à reconnaître au juge administratif au moins le pouvoir d'ordonner
les ouvrages irrégulièrement implantés. A ce titre, le TA
dans un arrêt datant du 2000, a considéré que le juge
administratif n'est concerné par l'interdiction du pouvoir
d'injonction347.
La règle suivant laquelle « ouvrage public mal
planté ne se détruit pas » n'est que l'application du
principe de prohibition des injonctions348. Cependant, sous
l'influence de nouveau contexte international et avec la volonté
d'assurer une plus grande égalité entre
346 L'article 3 de la loi organique n° 96-38 du 3 juin
1996, relative à la répartition des compétences entre les
tribunaux judiciaires et le tribunal administratif et à la
création d'un conseil des conflits de compétences, dispose que
« Les tribunaux judiciaires ne peuvent connaître des demandes
tendant à l'annulation des décisions administratives ou tendant
à ordonner toutes mesures de nature à entraver l'action de
l'administration ou la continuité du service public », JORT
n° 47, du 11 juin 1996, p. 1143.
347 TA., appel, aff. n° 22656 du 25 février 2004,
chef du contentieux de l'Etat agissant pour le compte du ministère de
l'agriculture c/ Ezzeddine, Rec., p. 115.
1996
38
3
1888 27
348 G. VEDEL, Droit administrative, Manuel
Thémis, 1961, p. 673 ; J. GOURDOU, « Les nouveaux
pouvoirs du juge administratif en matière d'injonction et d'astreinte
», RFDA, mars-avril 1996, p. 335.
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Deuxième partie : L'adaptation du principe
l'administration et l'administré ainsi qu'une meilleure
protection de ce dernier, le législateur français est intervenu
à plusieurs reprises349.
L'étude du droit comparé relève que la
protection des droits des administrés et le respect de l'autorité
de la chose jugée l'emportent sur le principe de la prohibition des
injonctions à l'administration350. Les juridictions
administratives sont désormais dotées du pouvoir d'adresser des
injonctions à l'administration et du pouvoir d'astreinte lorsque la
chose jugée le nécessite351.
349 En France, la loi n° 95-125 du 8 février 1995,
accorde de nouveaux pouvoirs au juge administratif en vue d'assurer
l'exécution de ses décisions. L'article 38 de la loi
insère dans le titre II du livre II de Code des tribunaux administratifs
et des cours administratives d'appel un chapitre VIII nouveau, intitulé
« l'exécution du jugement », comprenant trois articles L.8-2,
L.8-3, L.8-4. Ainsi, afin de prévenir toute inexécution
entêtée et de désobéissance obstinée à
l'injonction adressée par la juridiction à l'une des parties au
litige, le juge peut assortir son jugement d'une astreinte. J-P. LAY,
« Faut-il mieux encadrer le pouvoir d'injonction du juge
administratif ? », RDP, n° 5, 2004, p. 1358.
350 En droit italien, se sont développées
des procédures particulièrement énergiques pour
suppléer à la carence de l'administration dont les connues sont
« les jugements d'obtempération » et « le commissaire aux
actes » pour pallier la carence de l'administration défaillante.
Ainsi, approuvés par le CE. les tribunaux administratifs
régionaux peuvent adresser à l'administration des injonctions
d'obéir par un jugement d'obtempération lorsque leurs jugements
n'étaient pas exécutés spontanément par
l'administration. De même, ils peuvent se substituer à
l'administration. En effet, le juge administratif peut désigner un
commissaire aux actes qui est chargé de prendre, au nom du C.E, les
actes ou les opérations à effectuer que l'autorité
administrative était tenue en application du jugement de se conformer
à la chose jugée. J-P. COSTA, «
L'exécution des décisions de justice», AJDA n° 1, 20
juin 1995, p. 232.
De même, l'Allemagne, qui pratique avec des
nuances le système de dualité de juridiction, admet, devant les
tribunaux administratifs, l'action tendant à l'émission d'un acte
administratif (Verpflichtungsklage) ou au prononcé d'une
injonction générale à l'administration
(Leistungsklage). M. FORMONT, « Les pouvoirs
d'injonction du juge administratif en Allemagne, Italie, Espagne et France.
Convergences », RFDA, 2002, p. 558.
En Angleterre, le juge ordinaire n'hésite pas
à imposer des obligations à l'administration, et le fonctionnaire
récalcitrant risque de se rendre coupable de contempt of court.
En revanche, il existe une vieille règle de la common law selon laquelle
aucune mesure provisoire ne peut être ordonnée contre la Couronne,
c'est-à-dire contre le gouvernement (en particulier pas de sursis
à exécution). Et on sait que, lorsque l'application de cette
règle du droit national heurte le principe de pleine efficacité
du droit communautaire, la cour de justice de Luxembourg a jugé que le
juge britannique devait écarter cette règle. P. LE MIRE,
Note sous l'arrêt de la cour du 19 juin 1990, The Queen v/
Secretary State for Transport », AJDA, 1990, p. 832.
351 M-P. MAÎTRE, « Le principe de
l'intangibilité de l'ouvrage public », LPA, n° 232, 1999, p.
5; F. MODERNE, « Etrangère au pouvoir du juge,
l'injonction, pourquoi le serait-elle ? », RFDA 1990, p. 799.
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Deuxième partie : L'adaptation du principe
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