Chapitre II :
L'infléchissement du principe
Si la règle de l'intangibilité de l'ouvrage
public apparaît bel et bien désacralisée, elle n'en est pas
moins véritablement préservée. Il semble toutefois que
l'on assiste à une sorte de transformation de ce principe. En effet,
d'« un principe absolu », on est passé à
« un principe relatif »304.
La doctrine assistait à « la fin de plus d'un
siècle et demi d'une jurisprudence bien implantée
»305, à « une alternative possible
» mais « restrictivement encadrée
»306, ou encore à « la fin d'un
dogme »307. Or, ces critiques pour le moins
virulentes du principe d'intangibilité de l'ouvrage public semblent
avoir trouvé un certain écho auprès des juridictions tant
administratives que judiciaires. De même, l'évolution du contexte
juridique spécifique, qui n'est pas propice à un maintien du
principe tel qu'il existe aujourd'hui, affecte la rigidité du
régime de protection de l'ouvrage public.
La paternité du mouvement de modernisation du principe
d'intangibilité revient à l'ordre juridictionnel qui l'a
initié à travers le juge judiciaire et le juge administratif
(Section 1). Mieux encore,
304 M-P. MAÎTRE, « Le principe de
l'intangibilité de l'ouvrage public », LPA, 22 novembre 1999,
n° 232, p. 12 ; C. MANSON, Note sous CE., sect., 14
octobre 2011, Cne de Valmeinier et syndicat mixte des Islettes, « Coup
d'arrêt aux implantations irrégulières d'ouvrages publics ?
», JCP A, n° 48, 28 novembre 2011, p. 2.
305 G. NOEL, « La démolition d'un
ouvrage public mal implanté peut être ordonnée », JCP,
2003, n° 28, p. 1313.
306 J. CHARRET, S. DELIANCOURT, « Une
victoire à la Pyrrhus du droit de propriété sur le
principe de l'intangibilité de l'ouvrage public », LPA, 6 juin
2003, n° 113, p. 20.
307 J. BOUGRAB, Note sous CE du 20 janvier
2003, « La relecture du principe d'intangibilité de l'ouvrage
public », LPA, 21 mai 2003, p. 5.
67
Deuxième partie : L'adaptation du principe
l'émergence d'un certain environnement encourage la
réflexion d'ensemble sur l'évolution du régime de
protection de l'ouvrage public (Section 2).
Section 1 : Un infléchissement du principe
opéré par le juge
L'extension démesurée des pouvoirs dont dispose
l'administration et la faible réglementation juridique, laissent planer
le doute sur la dégénération du pouvoir
discrétionnaire en pouvoir arbitraire308. Face à cet
accroissement accru des prérogatives de l'administration, le juge
administratif et le juge judicaire sont enclins à renforcer leur
contrôle et adapter leurs moyens de censure309.
La tendance qui se dessine a pour ambition d'offrir une
lecture différente des conditions d'application du principe
d'intangibilité en vue de les rendre compatibles avec certains modes
actuels d'exercice de la puissance publique, lesquels suscitent par leur esprit
et leurs méthodes une plus exigence de protection juridictionnelle du
particulier310.
L'orientation jurisprudentielle s'exprime par l'affirmation
d'un contrôle plus approfondi de l'action administrative plus attentive
aux droits des particuliers (§ 1), et par la mise d'un
contrôle plus pointu de l'intérêt général qui
présume toute édification d'ouvrage public (§
2).
308 G. TIMSIT, Gouverner ou juger, Blasons de la
légalité, PUF, Paris, 1995, p. 2.
309 A. MESTRE, Le Conseil d'Etat protecteur
des prérogatives de l'administration, LGDJ, Paris, 1974, p. 229.
310 Ch. BOUTAYEB, «
L'irrésistible mutation d'un principe : l'intangibilité de
l'ouvrage public », RDP, n° 5, 1999, p. 1472.
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Deuxième partie : L'adaptation du principe
§ 1 : D'un contrôle plus approfondi de l'action
administrative (...)
Le pouvoir discrétionnaire est la condition
première de toute administration, et en général, de la vie
de l'Etat311. Cependant le pouvoir discrétionnaire ne
signifie pas le pouvoir absolu exempt de tous types de contrôle. Mettre
en oeuvre un contrôle de l'action administrative est incontournable afin
d'assurer la sécurité juridique et éviter tous risques
d'abus ou d'arbitraire. En réalité, « le respect du
principe de légalité contribue à la légitimation de
l'action administrative »312.
Le principe d'intangibilité fait l'objet d'une nette
transformation qui démontre la volonté du juge administratif
(A) et du juge judicaire (B) d'affirmer la
prévalence du principe de légalité sur les
irrégularités commises par l'administration.
A. L'évolution de la jurisprudence
administrative
Face à un ouvrage public irrégulièrement
implanté, le juge administratif, « gardien des droits
individuels »313, était soucieux d'assurer une
protection accrue des droits et libertés des citoyens à travers
l'exercice d'un contrôle plus approfondi de la décision
administrative.
Ainsi, dans une affaire datant du 2000314, le juge
a ordonné la cessation du trouble de l'administration sur l'immeuble
litigieux qui a été utilisé comme un centre forestier et
de remettre les lieux en état avant
311 R. CHAPUS, Droit administratif
général, T.2, Montchrestien, 15ème éd.,
2001, p. 1058.
312 J. CHEVALLIER, « La dimension
symbolique du principe de légalité », RDP, 1990, p. 1664.
313 TA., aff. n° 325 du 14 avril 1981, Pierre Falcon et
autres c/ Ministre de l'agriculture, Rec., p. 115.
314 TA., aff. n° 22155 du 20 février 2000, chef du
contentieux de l'Etat agissant pour le compte du ministère de
l'agriculture c/ l'office nationale d'hydrocarbures et héritiers Ahmed
Manai, inédit.
69
Deuxième partie : L'adaptation du principe
de les quitter. Le juge s'est basé sur le fait que
l'interdiction de l'article 4 ne s'adresse qu'au juge judiciaire en tant que
tel et sur l'illégalité de l'action de l'administration. Par
conséquent, il a ordonné à l'administration de quitter les
lieux315. Le TA a fait prévaloir, tacitement, la
théorie de voie de fait sur le principe de l'intangibilité de
l'ouvrage public en raison de l'illégalité de l'action de
l'administration.
Le contrôle juridictionnel de l'action administrative
n'est que la contrepartie nécessaire d'un pouvoir aussi exorbitant au
profit de l'administration316. Dans un Etat de droit, même
lorsqu'une autorité administrative dispose d'un pouvoir
discrétionnaire, l'administration n'est pas toute puissante et ne peut
pas agir de manière arbitraire. L'intervention du juge dans ce cadre,
vise à imposer à l'administration le respect des règles
qui régissent l'exercice de ses pouvoirs et à contenir les
privilèges dans les limites que leur assigne la règle de droit.
Le recours au juge constitue pour l'administré un moyen de sauvegarder
ses droits ou ses intérêts dans la mesure prévue par la
règle de droit317.
Dans une affaire récente, le TA, a remis en cause le
principe de l'intangibilité de l'ouvrage public en raison de
l'illégalité de l'action administrative. Le juge a
considéré, à cet effet, que l'existence du terrain
litigieux dans une région exposée aux vents levantins tout au
long de l'année en raison de sa proximité de la mer peut causer
la mort des
315
1888
27
.
.
"
316 G. BRAIBANT, Concl. sur CE., 2 novembre
1973, Société Librairie François Maspero, JCP, 1974, II,
17642.
317 M. LAKHDHAR, « Le droit à la
légalité administrative », Etudes juridique, 1993-1994, p.
10.
70
Deuxième partie : L'adaptation du principe
arbres ce qui fait que le boisement de ce terrain ne peut pas
aboutir aux résultats voulus, qui est l'empêchement de la
désertification de la région318. Le TA, en
conséquence, dans cet arrêt a ordonné à
l'administration de cesser ses troubles sur le terrain litigieux et d'en
enlever les mains et enfin l'enlèvement des arbres
plantés319.
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