DEUXIEME PARTIE
L'adaptation du principe
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Deuxième partie : L'adaptation du principe
« La règle de l'intangibilité de
l'ouvrage public n'est pas un dogme mais un principe auquel il peut être
raisonnable, dans certains cas, d'apporter des exceptions
»225. La rénovation du principe
s'exprimera à travers deux démarches. D'une part, des
applications jurisprudentielles qui dénoteront avec hardiesse de la
pratique contentieuse dominante au regard des possibilités
désormais offertes au justiciable226. D'autre part, un
environnement juridique qui s'est certainement alimenté de
l'évolution jurisprudentielle. Ce mouvement qualifier d'offensif serein
contre le principe d'intangibilité incarne certainement une quête
d'adaptation du principe227.
Néanmoins, préalablement à ces attaques,
l'instabilité que présentaient les fondements du principe
d'intangibilité annonçait de pareils effets à travers des
quelques exceptions catégorielles, pertinentes, prévues par la
loi ou énoncés par le juge. L'existence de ces limites permettait
de démontrer que le principe d'intangibilité n'offrait pas le
caractère aussi inébranlable qui lui était
communément prêté228. Aussi, il semble opportun
de s'arrêter sur ce principe en se penchant sur ses limites
(Chapitre I) et ses infléchissements (Chapitre
II).
225 C. MAUGUE, Concl. sur CE., section, 29
janvier 2003, Syndicat départemental de l'électricité et
du gaz des Alpes- Maritimes et commune de clans, RFDA, mai- juin 2003.
226 Ch. BOUTAYEB, «
L'irrésistible mutation d'un principe : l'intangibilité de
l'ouvrage public », RDP, n° 5, 1999, p. 1471.
227 Ch. BOUTAYEB, «
L'irrésistible mutation d'un principe : l'intangibilité de
l'ouvrage public », RDP, n° 5, 1999, p. 1472.
228 Ch. BOUTAYEB, «
L'irrésistible mutation d'un principe : l'intangibilité de
l'ouvrage public », RDP, n° 5, 1999, p. 1472.
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Deuxième partie : L'adaptation du principe
Chapitre I :
Les limites du principe
L'ouvrage bénéficie de la protection exorbitante
de l'intangibilité uniquement parce qu'il est le support
nécessaire d'une activité de service public. Mais « tant
que l'ouvrage est en cours d'établissement, il s'agit d'une
opération de travaux publics. Il ne devient un ouvrage public
qu'à partir du moment où il a fait l'objet d'une réception
définitive et que la personne publique dont il dépend a
donné l'autorisation de mise en fonctionnement ou d'ouverture à
la circulation »229. Ainsi, les ouvrages publics
constitués sur une propriété privée dans le cadre
d'une servitude administrative présentent une limite quant aux effets du
principe d'intangibilité des ouvrages publics.
Le principe de l'intangibilité de l'ouvrage public
souffre de quelques limites apportées à l'applicabilité du
principe concernant les ouvrages publics non achevés (Section
1), et aux effets même du principe (Section
2).
Section 1 : Les ouvrages publics non achevés
L'intangibilité de l'ouvrage public se
caractérise par l'impossibilité pour le juge, une fois l'ouvrage
achevé, d'ordonner sa destruction, même cet ouvrage est
irrégulièrement construit230. Toutefois, face à
une construction irrégulière empiétant sur la
propriété privée, et, si
229 Ch. BLAEVOET, « De
l'intangibilité des ouvrages publics », Dalloz, 1965, p. 242.
230 L. LAUCCHINI, « Le fonctionnement de
l'ouvrage public », AJDA, 1964, p. 360.
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Deuxième partie : L'adaptation du principe
les travaux sont en cours d'exécution231, le
juge s'autorise à les interrompre232 sur le fondement de leur
illégalité233.
A ce titre, afin d'éviter l'achèvement de
l'ouvrage public, le particulier dispose de deux moyens de défenses pour
lutter contre de pareil abus de l'administration234. Il s'agit de la
technique de sursis à exécution (§ 1) et de
recours en référés (§ 2).
§ 1 : Le sursis à exécution
La technique du sursis à exécution des
décisions administratives235 se présente comme une
exception importante au principe du caractère non
suspensif236 des recours administratifs237. Par le biais
de la procédure de sursis à exécution238,
« les justiciables diligents devraient pouvoir
231 S. BRONDEL, « Le principe
d'intangibilité de l'ouvrage public: réflexions sur une
évolution jurisprudentielle », AJDA, n° 15, 2003, p. 762.
232 A. MESTRE, « Note sous cour de
cassation, civ. 28 janvier 1924 », S. 1924, I, p. 289.
233 N. ACH, « L'intangibilité de
l'ouvrage public, un principe ébranlé mais loin d'être
enterré », RDP, n° 6, 2003, p. 1633 et p. 1667.
234 L. LAUCCHINI, « Le fonctionnement de
l'ouvrage public », AJDA, 1964, p. 360 ; R. JENAYAH,
« Le sursis à l'exécution des décisions
administratives en Tunisie », RTD, n° 1, 1977, p. 61.
235 Le sursis à exécution est défini
comme étant « une décision par laquelle le juge,
à la demande du requérant, décide de suspendre
provisoirement l'exécution de l'acte administratif dont la
légalité est contestée devant lui ». Y.
GAUDEMET, « Les procédures d'urgences dans le contentieux
administratif », RFDA, 1988, p. 420.
236 L'article 39 nouveau paragraphe 1 de la loi n° 72-40
du 1er juin 1972: « Le recours pour excès de pouvoir
n'a pas d'effet suspensif ». Le principe de l'effet non suspensif des
recours signifie que « le recours, dirigé normalement contre
une décision, ne suspend pas l'exécution de cette
dernière. Bien que faisant l'objet d'un recours, et étant ainsi
menacé d'annulation, (...), la décision pourra être
exécuté, et ce, dans le cas même ou son
illégalité serait des plus probables, (...), tel est le principe,
destiné à assurer l'efficacité de l'action administrative
». R. CHAPUS, Droit du Contentieux Administratif,
CREA, Tunis, 1968, n° 457, p. 372. Le principe de l'effet non suspensif
des recours est qualifié comme étant « un principe
fondamental du droit public ». OE., ass, 2 juillet 1982, HUGLO et
autres, Rec. Leb, p. 237. Il serait mal venu que « l'exécution
d'un intérêt privé vienne paralyser l'exécution
d'une décision qui est censée servir l'intérêt
général ». M. TOURDIAS, Le sursis
à exécution des décisions administratives, LGDJ, 1957, p.
1.
237 R. JENAYAH, « Le sursis à
exécution des décisions administratives en Tunisie », RTD,
n° 1, 1977, p. 60.
238 En France, depuis la loi n° 2000-597 du 30 juin 2000
relative au référé devant les juridictions
administratives, on ne parle plus de sursis à exécution, mais de
référé - suspension. M. WALINE, Note sous
OE., 1er octobre, Ministre des Finances c/ crédit
coopératif foncier, RDP, 1955, p. 378.
Deuxième partie : L'adaptation du principe
échapper de se voir opposer, à terme, le
principe de l'intangibilité de l'ouvrage public, en empêchant
simplement la personne publique de l'achever » 239.
Cependant, la mise en oeuvre de la technique de sursis
à exécution n'a pas toujours été à la mesure
des souhaits des administrés. En effet, l'octroi du sursis à
exécution n'est recevable que si elle satisfait à certaines
conditions240. Reste que l'efficacité de cette
procédure dépend de l'interprétation donnée par le
juge de ces conditions.
239 N. ACM, « L'intangibilité de
l'ouvrage public, un principe ébranlé mais loin d'être
enterré », RDP, n° 6, 2003, p. 1669.
240 Tout en soulignant le caractère exceptionnel de
cette institution, l'article 44 ancien de la loi du 1er juin 1972 subordonnait
l'octroi du sursis à la condition que « l'exécution de
la décision attaquée est de nature à entraîner pour
le requérant des conséquences irréparables ».
Or, la nature et l'ampleur du préjudice que l'on pourrait invoquer
à l'appui d'une demande de sursis, échappent à toute
définition légale.
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En réalité, le législateur reste
volontairement dans le vague pour permettre au juge d'apprécier «
dans un souci d'opportunité, de rétrécir, comme une
peau de chagrin, le domaine d'application du sursis ». R.
JENAYAM, « Le sursis à l'exécution des
décisions administratives en Tunisie », RTD, n° 1, 1977,
p. 76. En conséquence, cette incertitude permet au juge de
conserver toute sa liberté de décision et de pouvoir, compte tenu
des circonstances de chaque espèce, rejeter ou accepter une demande de
sursis.
Avec l'introduction de l'article 39 (nouveau) de la loi du
1er juin 1972 tel que modifié par la loi organique n°
96-39 du 3 juin 1996, le législateur tunisien a introduit une
réforme de la procédure de sursis à exécution.
D'une part, la seule condition légale exigée à l'octroi du
sursis qui était celle « des conséquences
irréparables » a été remplacée par
l'expression « des conséquences difficilement
réversibles». D'autre part, le législateur a
ajouté la seconde condition légale, à savoir «
les motifs apparemment sérieux ». Alors, pour que le
sursis soit prononcé il ne suffit pas de faire état de
conséquences irréparables, mais aussi, soulever à l'appui
de la requête de sursis des moyens sérieux qui
apparaîtraient de nature à justifier l'annulation de la
décision attaquée.
De même, l'examen de la jurisprudence en la
matière témoigne que l'introduction d'une demande en sursis
à exécution d'une décision administrative suppose
l'introduction d'une action en recours pour excès de pouvoir contre
cette même décision. Cette condition relève de la nature
même de la procédure de sursis à exécution. TA., EP,
aff. n° 349, SAE, 1/26/16 du 15 janvier 1990, Mohamed et autres c/ commune
de Monastir, Rec., p. 285 ; TA., EP, aff. n° 142, SAE, 1/26/16, du 26
décembre 1984, Mohamed Radhoane c/ le ministère
d'éducation nationale, Rec. , p. 492.
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Deuxième partie : L'adaptation du principe
Le sursis à exécution est « une arme
mise à la disposition du juge pour assurer, préventivement, une
protection effective des droits des particuliers »241.
Toutefois, l'analyse des arrêts de la juridiction administrative relatifs
à la technique de sursis à exécution démontre que
le juge administratif n'a jamais exploré ce mécanisme pour
atténuer les effets du principe de l'intangibilité des ouvrages
publics.
C'est ainsi que, dans une affaire datant du
1992242, le juge a refusé la demande de sursis à
exécution du jugement en invoquant divers motifs. Pour lui, cette
demande ne répond pas aux conditions d'octroi de sursis à
exécution puisqu'elle ne repose pas sur des motifs apparemment
sérieux et que l'exécution de ce jugement ne peut être
classée dans la catégorie des résultats non
révisables.
Les conditions rigoureuses posées par la jurisprudence
ont considérablement réduit l'utilisation du sursis à
exécution. Cette pratique jurisprudentielle, exacerbée par la
lenteur des procédures devant la juridiction administrative, a conduit,
dans les nombreux cas, à une inefficacité indéniable de la
réponse donnée aux justiciables243.
A titre d'exemple, on peut citer l'affaire concernant
l'installation des canaux des eaux244. Le juge a refusé la
demande de sursis à exécution d'un arrêt autorisant la
Société Nationale d'Exploitation et de Distribution des Eaux
à passer des canaux des eaux potables sur le terrain du requérant
au motif que la demande repose sur des motifs apparemment non sérieux.
« La procédure du sursis à exécution devrait
être rationnalisée, faute de quoi le requérant se trouve
doublement
241 Y. GAUDEMET, « Les procédures
d'urgences dans le contentieux administratif », RFDA, 1988, p. 420.
242 TA., SAE, aff. n° 552, du 24 octobre 1992,
inédit.
243 N. ACH, « L'intangibilité de
l'ouvrage public, un principe ébranlé mais loin d'être
enterré », RDP, n° 6, 2003, p. 1667.
244 TA., SAE, aff. n° 659, 12 janvier 1994, Emna El Rayes c/
SONEDE, inédit.
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Deuxième partie : L'adaptation du principe
sanctionnée par la lenteur de la justice et le
refus du l'octroi du sursis à exécution
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