Chapitre II :
L'affectation des droits des administrés
La découverte par le juge d'une finalité
d'intérêt général peut justifier, sous certaines
conditions, qu'il soit dérogé à certains principes
fondamentaux qui font partie des droits des administrés. La conciliation
entre le respect de ces principes et la finalité de
l'intérêt général que doit procéder le
juge.
L'une des fonctions les plus importantes de
l'intangibilité des ouvrages publics dans la jurisprudence
administrative est de limiter, au nom des finalités supérieures
qu'elle représente, l'exercice de certains droits, au nombre desquels on
peut ranger notamment le droit de propriété (Section
1), et le droit à la légalité (Section
2).
Section 1 : L'atteinte au droit de
propriété
Lorsqu'un ouvrage public est édifié sur un
terrain appartenant à un particulier, c'est avant tout le droit de
propriété privée qui est bafoué142.
Certains auteurs affirment que le principe d'intangibilité est une
« négation »143, voire une «
désagrégation »144 du droit de
propriété. La règle « ouvrage public mal
planté ne se détruit pas » « paralyse
»145 le droit de propriété. Un tel droit est
alors mis en balance avec d'autres
142 N. ACM, « L'intangibilité de
l'ouvrage public, un principe ébranlé mais loin d'être
enterré », RDP, n° 6, 2003, p. 1686.
143 L. DI QUAL, « Une manifestation de
la désagrégation du droit de propriété : La
règle "ouvrage public mal planté ne se détruit pas"
», JOP, 1964, I, fasc. n° 1852, p 1.
144 L. DI QUAL, « Une manifestation de
la désagrégation du droit de propriété : La
règle "ouvrage public mal planté ne se détruit pas"
», JOP, 1964, I, fasc. n° 1852, p 1.
145 L. DI QUAL, « Une manifestation de
la désagrégation du droit de propriété: La
règle "ouvrage public mal planté ne se détruit pas"
», JOP, 1964, I, fasc. n° 1852, p. 5.
31
Première partie : L'ambivalence du principe
droits ou des intérêts publics et il en ressort
« banalisé », « bousculé »,
réduit à « un droit constitutionnel de second rang
»146.
Les atteintes au droit de propriété, souvent
justifiés et justiciables par l'intérêt
général, se sont multipliées dans un nature
contrasté (§ 1). Ainsi, lorsqu'un ouvrage public
avait été édifié de manière
régulière ou non sur un terrain privé, le
propriétaire de ce terrain pouvait seulement obtenir une
indemnité et ne peut, en aucune manière, faire expulser
l'administration de sa propriété (§ 2).
§ 1 : La nature de la violation du droit de
propriété
La nature de la violation du droit de propriété
se distingue, à travers la jurisprudence du TA, entre deux situations
radicalement différentes. La première concerne le cas où
l'administration porte atteinte légitime à la
propriété privée agissant dans le cadre légal et
réglementée (A). La seconde concerne le cas
où l'administration porte atteinte à la propriété
privée, en dehors du cadre légal de l'intervention administrative
(B).
A. La légalité de l'action de
l'administration
A l'occasion de l'exécution d'activités
d'intérêt général, l'administration dispose d'un
ensemble de prérogatives de puissance publique qui se traduisent par le
recours à des procédés de limitation au droit de
propriété. Il s'agit essentiellement de l'expropriation pour
cause d'utilité publique (1), mais également de
l'occupation temporaire (2).
1. L'expropriation pour cause d'utilité
publique
Une des techniques qui autorisent la puissance publique
à porter atteinte au droit de propriété, l'expropriation
pour cause d'utilité
146 J-F. LACIIAUME et II. PAULIAT, « Le
droit de propriété est-il encore un droit fondamental ? »,
in Droit et politique à la croisée des cultures, Mél.
offerts à Philippe ARDANT, LGDJ, p. 374.
32
Première partie : L'ambivalence du principe
publique peut être définie comme étant la
procédure par laquelle une autorité publique contrainte une
personne privée à céder, à une personne publique,
la propriété d'un immeuble en raison de l'utilité publique
de l'opération147.
L'expropriation pour cause d'utilité publique constitue
une atteinte au droit de la propriété en tant que tel. Les
prérogatives des propriétaires sont sans cesse rognées
à la fois en ce qui concerne, l'usus, fructus, et
l'abusus. Il y a dépossession totale ou atteinte
généralisée à tous les éléments du
droit de propriété. Le droit de propriété est alors
vidé de son contenu.
Or, l'article 9 de la loi du 14 avril 2003148 a
donné de garanties aux expropriés en offrant la
possibilité de demander la rétrocession chaque fois que
« dans un délai de cinq ans à partir de la date du
décret d'expropriation, les immeubles expropriés n'ont pas
été utilisés pour la réalisation des travaux
d'utilité publique mentionnés dans le décret
d'expropriation ».
Cet article permet d'effectuer un contrôle plus
étendu sur le bien fondé de la mesure
d'expropriation149. Une analyse de la jurisprudence du TA ne peut
que confirmer ce choix. Ainsi, dans un arrêt datant du 1983, le juge
administratif a ordonné la rétrocession de l'immeuble
exproprié, puisqu'il a constaté que l'immeuble exproprié
n'a pas été utilisé dans le sens indiqué dans le
décret d'expropriation150.
147 S. GILBERT, « L'expropriation pour
cause d'utilité publique », AJDA, février 2010, p. 113 ;
C. LAVIALLE, « Expropriation et dépossession
», RFDA, n° 6, novembre-décembre 2001, p. 1998.
148 Loi n°2003-26, modifiant et complétant la loi
n°76-85 du 11 août 1976 portant refonte de la législation
relative à l'expropriation pour cause d'utilité publique, JORT,
18 avril 2003, p. 1033.
149 F. BEN HAMMED, « L'expropriation
pour cause d'utilité publique à travers la jurisprudence du
tribunal administratif » in L'oeuvre jurisprudentielle du TA tunisien,
ouvrage collectif réalisé sous la direction de M. Sadok
BELAÏD, CERP, Tunis, 1990, p. 471.
150 TA., arrêt n° 258 du 14 juillet 1983, Ali Slema c/
la commune de Monastir, Rec., p. 291.
33
Première partie : L'ambivalence du principe
Toutefois, la rétrocession demeure difficile à
obtenir si l'administration a édifié un ouvrage public sur le
bien exproprié151. Le rejet de la demande de
rétrocession est motivé par le principe de l'intangibilité
des ouvrages publics152. En effet, en présence d'un tel
principe, « le droit à la rétrocession n'existera plus,
ne pourra plus exister »153.
Il semble que le juge administratif réduit la solution
du litige à la seule indemnité d'éviction en s'abritant
derrière le principe de l'intangibilité des ouvrages publics.
C'est ainsi que le juge administratif a affirmé qu'« attendu
que (...) l'immeuble litigieux a été intégré dans
des ouvrages publics, ce qui empêche sa rétrocession à ses
propriétaires et transforme leurs droits réels en un droit
à une indemnité »154.
"
1939
9
.
151 N. MEKACHER, « Le Tribunal
administratif et le droit de propriété », Etudes juridiques,
19931994, p. 104.
152 TA., App, Aff. n° 21908 du 10 mars 2003, le Chef du
Contentieux de l'Etat pour le compte du Ministère de l'Intérieur
c/ la Commission Régionale de Solidarité du Gouvernorat de Tunis,
Rec. 2003, p. 313.
1888 27
TA., arrêt n° 18261 du 1er mars 2002,
société Asfic Herneksen et Larson c/ le chef du contentieux de
l'Etat agissant pour le compte de ministère d'équipement et
d'habitat, inédit.
"
.
153 L. DI QUAL, « Une manifestation de
la désagrégation du droit de propriété: La
règle «ouvrage public mal planté ne se détruit
pas» », JCP, 1964, I, fasc. n° 1852, p. 4.
154 TA., appel, aff. n° 81 du 27 avril 1978, Chef du
Contentieux de l'Etat pour le compte du Ministre de l'Economie c/ Hadj Sadok
Ben Mokhtar et autres, Rec. 1978, p. 77.
34
Première partie : L'ambivalence du principe
De même, si l'ouvrage public est
irrégulièrement édifié, la rétrocession de
l'immeuble serait impossible. Dans une affaire récente155, le
juge administratif a considéré que « la prise de
possession, par l'administration, du bien d'autrui, même si elle est
irrégulière, rend impossible sa restitution du moment qu'un
ouvrage public y a été édifié
»156.
2. L'occupation temporaire
La limitation opérée dans le temps en
matière d'occupation temporaire est importante. Elle fait partie de
l'essence même de l'occupation temporaire157.
Néanmoins, contrairement au droit français158, le
décret relatif à l'occupation temporaire n'a limité
l'administration par aucun délai159. La question qui se pose
à cet égard est de savoir si le bénéficiaire de
l'occupation temporaire peut-il construire des ouvrages publics permanents sur
la propriété occupée ?
155 TA., appel, aff. n° 21908 du 10 mars 2003, Le Chef du
Contentieux de l'Etat pour le compte du Ministère de l'Intérieur
c/ La Commission Régionale de Solidarité du Gouvernorat de Tunis,
Rec. 2003, p. 313.
156
1888 27
157 Le droit d'occupation temporaire est « une
prérogative dont dispose l'exécutant du travail public et qui lui
permet d'occuper temporairement un terrain appartenant à un particulier,
soit pour y déposer des outillages, soit pour en extraire des
matériaux nécessaires à son travail, soit pour
procéder à des études préliminaires».
A. DE LAUBADERE, J-C. VENEZIA et Y. GAUDEMET, Traité de
droit administratif, T.2, Paris, 10éme éd., 1992, p.
509.
158 D'après la loi du 29 décembre 1892 relative
à l'occupation temporaire, cette durée ne peut pas excéder
5 ans renouvelables une seule fois.
159 L'article 8 du décret du 20 août 1888 dispose
qu'« après l'achèvement des travaux, et s ils doivent
durer plusieurs années (...) ». JORT du 23 août 1888, p.
2.
Première partie : L'ambivalence du principe
Une réponse négative s'impose, car l'occupation
serait de ce fait permanente et non plus provisoire160. Seule
l'expropriation peut légalement permettre de le faire. Cependant, au
niveau jurisprudentiel, un examen de quelques arrêts rendus par le TA
tunisien démontre que le bénéficiaire de l'occupation
temporaire peut procéder à la construction d'un ouvrage public
sur le terrain occupé provisoirement161.
En revanche, soucieux de soumettre l'administration au droit
et protéger le justiciable contre les abus éventuels, le juge de
l'excès de pouvoir, dans une autre espèce162, a
annulé l'acte autorisant l'occupation temporaire par l'administration du
terrain du requérant. Le TA a considéré que même si
les travaux de creusement d'un puits présentent des travaux occasionnels
qui nécessitent une occupation temporaire du terrain litigieux, le but
de ces travaux étant l'édification d'un ouvrage public peut se
transformer en occupation définitive. Dans ce cas, l'administration
aurait dû suivre les procédures de l'expropriation pour cause
d'utilité publique163.
160 M. LAKHDHAR, « La protection de la
propriété privée immobilière par le Tribunal
Administratif », RTD, 1983, p. 273.
161 TA., arrêt n° 840 du 8 juin 1992, chef du
contentieux de l'Etat agissant pour le compte de ministère de
l'équipement et d'habitat c/ Abdelaziz Ben Amar Jouida,
inédit.
1888 27
1982 17
1888 20
163
1976 11
58
35
162 TA., arrêt, n° 15164 du 24 novembre 1999, Massoud
Ben Ahmed Boubakri c/ ministère de l'agriculture, inédit.
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Première partie : L'ambivalence du principe
Malgré le fait que l'administration dispose du
procédé légal cela ne l'a pas empêché de
procéder à des dépossessions dans des conditions
d'illégalité164.
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