Section2 : Interprétation des conditions et du
filtre réalisé par les juridictions suprêmes.
Depuis l'avènement de la QPC et sa mise en oeuvre le 01
mars 2010, les juridictions suprêmes participent avec succès au
jeu de la QPC. Le filtre leur permet d'apprécier les conditions de
recevabilité de la QPC et son renvoi au Conseil constitutionnel.
Selon l'amplitude du filtre, le justiciable peut être
privé de la possibilité de voir prospérer la question
devant le Conseil constitutionnel ou non. L'interprétation des
conditions conduit le juge du filtre soit à accepter, soit à
refuser de transmettre la question. Cette démarche l'inscrit dans une
logique de collaboration. Le filtrage effectué par les juridictions
suprêmes ne doit devenir ni un goulot d'étranglement, ni une
passoire. Les stratégies utilisées par les juges diffèrent
selon qu'il s'agisse du Conseil d'État (A) ou de la Cour de cassation (
B).
A. LA STRATEGIE DU CONSEIL D'ETAT.
Le succès de la nouvelle procédure
résulte de la relation cordiale qui existe entre la juridiction
constitutionnelle et administrative. Contrairement à la Cour de
cassation qui a choisi la confrontation, le Conseil d'État a opté
pour la collaboration. S'inspirant dans son interprétation de la
jurisprudence du Conseil constitutionnel et des raisonnements qui sont les
siens. En renvoyant les QPC qui posent des questions des principes relatives
à l'application de cette nouvelle procédure contentieuse, le
Conseil d'État devient interprète de la loi. Quant aux
arrêts de non renvoi, ils sont significatifs de la façon dont le
Conseil d'État appréhende son office. Ils sont non seulement
détaillés mais aussi motivés que ceux de renvoi, ainsi
doit-il expliciter les raisons pour lesquelles il refuse de transmettre la
question au Conseil constitutionnel.
Notons que ce refus n'est susceptible d'aucun recours, les
motifs de refus sont divers, il peut s'agir d'une irrecevabilité
formelle ou procédurale que du caractère infondé du moyen
d'inconstitutionnalité invoqué. Le renvoi d'une QPC au Conseil
constitutionnel est subordonné au respect des conditions formelles et
procédurales: l'applicabilité au litige de la disposition
législative contestée, la non-déclaration préalable
de sa conformité à la constitution sauf changement de
circonstance et le caractère nouveau ou sérieux du moyen
invoqué. Ces conditions sont certes cumulatives mais non exhaustives.
C'est ainsi que le Conseil d'État va dégager d'autres
critères qui sont liés aux caractéristiques même de
la QPC. Elle est un moyen soulevé à l'occasion d'une instance en
cours devant une juridiction et qu'il ne doit porter que sur la
méconnaissance par une disposition législative
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des droits et libertés garantis par la constitution.
Dans son appréciation, le Conseil d'État à travers sa
fonction de filtrage que l'article 61-1 de la constitution le reconnaît,
va se comporter en juge constitutionnel. Parce que pour renvoyer une QPC, comme
l'a affirmé Agnès ROBLOT-TROIZIER «le Conseil
d'État met en relation la disposition législative
contestée et les droits et libertés constitutionnels
invoqués. Dans ce cas, il fait une double opération
d'interprétation: celle des dispositions constitutionnelles
invoquées et celles des dispositions législatives
critiquées»36.
L'office du juge du filtre se voit transformer en juge
constitutionnel. Cependant, son pouvoir est limité dans l'exercice de
son contrôle de la constitutionnalité de la loi par les conditions
de renvoi des QPC et par le pouvoir exclusif du Conseil constitutionnel qui,
seul établira le constat de l'inconstitutionnalité de la
disposition législative litigieuse et par conséquent son
abrogation. La loi organique du 10 décembre 2009 relative à
l'application de l'article 61-1 de la constitution envisage un seul cas
d'irrecevabilité du moyen tiré de l'inconstitutionnalité
d'une disposition législative: celui de l'absence de mémoire
distinct, écrit et motivé. A cela s'ajoute la jurisprudence du
Conseil d'État qui définit les conditions de recevabilité
dont certaines sont propres aux QPC et d'autres résultant des
règles traditionnelles de recevabilité des recours devant la
juridiction administrative.
Le Conseil d'État, dans certains cas refuse de
transmettre des QPC pour motivation insuffisante. Ainsi, la motivation devient
la condition de fond permettant au juge d'apprécier le
bien-fondé. Celle -ci doit être suffisante dès la
présentation de la QPC car tout moyen nouveau invoqué devant lui
qui n'aurait pas été invoqué devant la juridiction qui a
transmis la QPC sera jugé irrecevable. Comme démontre cette
affirmation selon laquelle le requérant ne peut présenter pour la
première fois au Conseil d'État des griefs
d'inconstitutionnalité à l'encontre de la disposition de loi
litigieuse autres que ceux soumis au tribunal administratif.
La QPC est un moyen soulevé à l'occasion d'une
instance en cours. L'examen de ce moyen par le juge va dépendre du
régime procédural applicable. Ainsi, le Conseil d'État
profitant du caractère imprécis de ce moyen dans la mesure
où il est admis que toute juridiction saisie d'une QPC doit statuer dans
un délai déterminé. Il déduit qu'une QPC
peut-être soulevée devant le juge de référé.
Le temps de sa transmission au juge du filtre et du renvoi au Conseil
constitutionnel, le juge de l'urgence devra prendre des mesures conservatoires
en attente de la décision du Conseil constitutionnel. La violation d'un
droit
36A.ROBLOT-TROIZIER, «le non-renvoi des
questions prioritaires de constitutionnalité par le Conseil
d'État. Vers la mutation du Conseil d'État en un juge
constitutionnel de la loi»RFDA 2011p.691.
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ou liberté constitutionnellement garantis correspond
à l'atteinte d'une liberté fondamentale pouvant justifier la
prise des mesures nécessaires par le juge pour faire cesser cette
atteinte. L'examen de la QPC peut dépendre aussi de l'existence d'une
situation d'urgence justifiant la procédure du
référé. Toute fois, pour les étrangers notamment
irréguliers, il y a inadéquation entre le temps de la QPC et
celui de l'étranger frappé de mesure d'expulsion en raison de
l'absence d'effet suspensif.
Dans son ordonnance du 16 juin 2010, Mme DIAKITE relative au
référé-liberté prévue par l'article L.521-2
de code de justice administrative, le Conseil d'État affirme qu'une QPC
peut être soulevée devant le juge administratif des
référés, en toute hypothèse, y compris lorsqu'une
question prioritaire de constitutionnalité est soulevée devant
lui. Il peut rejeter la requête pour défaut d'urgence mais dans
l'affaire DIAKITE, le Conseil d'État rejette la requête parce que
les conditions d'une QPC ne sont pas réunies.
S'agissant du référé-suspension
prévue par l'article L.521-1 du code de justice administrative, le juge
du palais royal rappelle que le juge de l'urgence peut rejeter en toute
hypothèse pour irrecevabilité ou défaut d'urgence les
conclusions à fin de suspension d'une QPC soulevée devant lui.
Cette situation s'explique par le fait que la QPC n'est qu'un
moyen soulevé à l'appui des conclusions tendant soit à
obtenir une sauvegarde d'une liberté fondamentale ou soit la suspension
d'un acte administratif. Autrement dit comme l'affirme Agnès ROBLOT -
TROIZIER «dans le référé suspension, la QPC est
un moyen qui tend à faire naître le doute sérieux qui
conditionne l'octroi par le juge de la suspension, il est donc logique que le
juge puisse examiner en amont la condition de l'urgence. Quant au
référé -liberté, la QPC est un moyen qui tend
à démontrer qu'il y a effectivement atteinte à une
liberté fondamentale laquelle serait garantie par la constitution. On
peut admettre que le juge se prononce par priorité sur la condition
d'urgence à laquelle est subordonnée l'adoption des mesures
nécessaires à la sauvegarde de cette
liberté»37.
Dans l'intérêt d'une bonne justice, le Conseil
d'État est amené à recevoir des QPC soulevées
à la fin d'instruction et les soumettre au débat contradictoire
alors qu'en principe ces dernières seraient déclarées
irrecevables. L'arrêt Jean -Paul Huchon illustre cette possibilité
comme le précise l'article 7 du décret du 16 février 2010
réglant le problème des instances en cours à la date de
l'entrée en vigueur de la procédure de QPC38.
37Ibid, RFDA 2011, p.691.
38.Ibidem. «le non-renvoi de la question
prioritaire de constitutionnalité par le Conseil d'État . Vers la
mutation du Conseil d'État en est juge constitutionnel de la loi
», RFDA 2011, p.691.
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Aux termes de cet article, «dans les instances en
cours», si une QPC est présentée «sous la forme d'un
mémoire distinct et motivé produit postérieurement
à cette date», la juridiction« ordonne la réouverture
de l'instruction pour les seuls besoins de l'examen de la question prioritaire
de constitutionnalité, si elle l'estime nécessaire».
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