PARTIE I: la stratégie juridictionnelle du
Conseil d'État et de la Cour de cassation dans l'appréciation des
conditions posées a
Le contrôle de la constitutionnalité10
des lois reste le monopole du Conseil constitutionnel. L'avènement de la
QPC depuis la révision constitutionnelle de 2008 et sa mise en
application le 01 mars 2010 ont associé la Cour de Cassation et le
Conseil d'État à ce contrôle.
Ces derniers participent à l'identification des droits
et libertés invocables à l'appui de la QPC. Ils apprécient
si la disposition législative contestée peut faire l'objet d'une
QPC en tenant compte de son applicabilité au litige que de sa
déclaration préalable de conformité à la
constitution. En réalisant ce pré contrôle, ils sont
devenus des juges constitutionnels bien que limités par leurs fonctions
de filtre. Aux termes de l'article 23-2 de la loi organique
«la juridiction doit, lorsqu'elle est saisie des moyens
contestant la conformité d'une disposition législative d'une
part, aux droits et libertés garantis par la constitution et, d'autre
part, aux engagements internationaux de la France se prononcer par
priorité sur la transmission de la QPC au Conseil d'État ou
à la Cour de cassation»11.
Cette obligation de priorité ne vaut que lorsque le
justiciable soulève devant le juge deux moyens: celui de la
non-conformité à la constitution d'une disposition
législative et celui de non-conformité à un traité
international. Il appartient au juge de vérifier la cohérence de
la disposition législative du droit interne contestée au regard
de la norme de référence interne qui lui est supérieure,
la constitution. Le souci du constituant dans les débats parlementaires
était d'assurer le plein effet à la primauté de la
constitution dans l'ordre
10 D. ROUSSEAU, le contentieux constitutionnel , 9e
éd, Montchrestien Lextenso , 2010 , p.255.
11La loi organique n°2009-1523 du10
décembre 2009 relative à l'application de l'article61-1de la
constitution.
13
interne en faisant de la question de constitutionnalité
de la loi une question prioritaire par opposition à la question
préjudicielle. Le mécanisme instauré par la loi organique
relative à la saisine du Conseil constitutionnel sur le fondement de
l'article 61-1 de la constitution fait participer les deux juridictions
suprêmes au procès constitutionnel en leur assignant une mission
bien définie. Ce mécanisme original de contrôle
répressif des lois et respectueux de l'organisation juridictionnelle
repose sur un double filtrage juridictionnel et sur une limitation de l'objet
de la question prioritaire de constitutionnalité.
S'agissant de la question de l'étranger, sujet de notre
recherche, le constituant organique l'a ignoré complètement, les
débats parlementaires n'évoquant jamais, l'étranger. Il
est apparu dans le débat au détour d'une déduction sur le
«tout justiciable».
La question de l'étranger a toujours été
associée à des considérations d'ordre public. Il est le
grand absent du texte constitutionnel. On peut penser que cette
procédure de la QPC n'avait pas vocation à protéger les
droits des étrangers à l'origine, catégorie des
justiciables qui représente pourtant la majorité des contentieux
administratifs derrière le contentieux fiscal. Quant au pouvoir
d'appréciation des conditions de recevabilité que leur
reconnaît la loi organique, on peut dire comme l'a écrit le
Professeur Bertrand Mathieu, que dans son office «le Conseil
d'État tend à devenir le juge de droit commun de la
constitutionnalité de la loi»12 dans la mesure où
l'appréciation du caractère sérieux de la question qu'il
réalise suppose un véritable contrôle de
constitutionnalité.
La motivation de la décision est plus
étoffée lorsque le juge du filtre décide de ne pas
transmettre la question au Conseil constitutionnel, l'arrêt
DIAKITE13 du 16 juin 2010 dans lequel le Conseil d'État
refuse de renvoyer une QPC au motif que la loi porte sur une disposition
déjà contrôlée par le Conseil constitutionnel est
une illustration.
Il arrive que le Conseil d'État s'approprie même
les motivations et les raisonnements du Conseil constitutionnel se comportant
ainsi comme juge constitutionnel.
Ce filtrage permet d'éviter l'encombrement de la
juridiction constitutionnelle et des conséquences inévitables tel
que:«l'allongement des instances juridictionnelles, ainsi la saisine
du Conseil constitutionnel par les juges du filtre(Conseil d'État et
Cour de cassation) plutôt que par les juridictions du droit commun
conduit à la centralisation des demandes, à l'unification plus
rapide de l'interprétation de la règle de droit au sein de
l'ordre juridictionnel et ainsi épargner le Conseil constitutionnel
d'être assailli de recours
12B.MATHIEU, « neuf mois de jurisprudence
relative à la QPC. Un bilan»,pouvoir, n°137, 2011,p58 13C
E 16juin 2010 Mme Diakité , n°340250 , publié au Recueil
Lebon.
14
dommageables à l'accomplissement de ses autres
missions pour lesquelles un délai de jugement s'impose à
lui»14.
De l'appréciation des conditions de renvoi de la
question par les juridictions suprêmes au Conseil constitutionnel
découle deux solutions. Si la question remplit les trois conditions
cumulatives (être applicable au litige, pas avoir été
déclarée conforme à la constitution dans les motifs et
dispositifs sauf changement de circonstance de droit ou de fait, et
revêtir un caractère sérieux ou nouveaux), elle est
renvoyée au Conseil. A l'inverse, si l'une de ces conditions n'est pas
remplie, la question n'est pas renvoyée.
Par changement des circonstances de droit, on entend tout
changement dans la configuration juridique constituée au moment de la
décision du Conseil rendue au titre d'une révision
constitutionnelle ou du contrôle a priori des lois.
Une jurisprudence constitutionnelle ayant dégagé
de nouveaux principes constitutionnels postérieurs à la
décision du Conseil constitue un changement de circonstance de droit.
Comme le principe constitutionnel de la dignité de la personne humaine
depuis 1994, la liberté contractuelle en 1998 peut conduire à
réexaminer toute disposition législative contrôlée
avant la constitutionnalisation de ces principes.
La disposition législative elle-même dès
lors qu'elle a été modifiée depuis son contrôle a
priori constitue un changement de circonstance de droit justifiant
réexamen. La Cour de cassation dans son arrêt du 16 avril
201015 a retenu une conception plus large de changement de
circonstance de droit en admettant que l'adoption du traité de Lisbonne
en 2007 s'inscrit dans la logique développée ci-haut. Le
requérant soutenait que l'article 78-4 CPP autorisant le contrôle
d'identité à l'intérieur d'une portion de territoire
national comprise entre la frontière terrestre et une ligne
tracée à 20km en deçà était contraire au
principe communautaire de libre circulation constitutionnalisé par le
biais de l'article 88-1 de la constitution. Le Conseil constitutionnel a
déclaré l'article 78-4 conforme à la constitution dans sa
décision du 5 août 1993, on attendait une déclaration
d'irrecevabilité de la Cour pour ce motif mais elle a
considéré que l'introduction du traité de Lisbonne a
constitué un changement de circonstance de droit depuis la
décision du Conseil de 1993.
Le changement de circonstance de fait renvoie, pour sa part,
à des modifications importantes des données de fait
indépendantes de la volonté du législateur. Elles
peuvent
14P.JAN, le procès constitutionnel, LGDJ,
lextenso, éd. 2010, p.98.
15Cass, QPC, 16 avril , Melki et Abdeli ,
n°10-40.001;GAUTIER ( M), « la question de
constitutionnalité peut-elle rester prioritaire?», RFDA 2010 ,p449
et « QPC et droit communautaire.une tragédie en cinq actes
»,Dr.adm 2010, chron. N°19 .
15
être économiques, sociologiques, technologiques
et ne pouvaient avoir été anticipées par le
législateur. Cette possibilité de réexamen de la
constitutionnalité de la loi accorde aux juges (ordinaires et
constitutionnels) le pouvoir d'apprécier l'adéquation d'une loi
à son époque et de la déclarer contraire à la
constitution.
Il semble que la logique de changement de circonstance peut
être considérée comme attentatoire au principe de
sécurité juridique comme l'a affirmé le Professeur
Dominique Rousseau. Elle permet, en effet, un réexamen permanent de la
constitutionnalité des lois et reconnaît aux juges le pouvoir de
décider de l'adéquation d'une loi à son époque.
Dans sa décision 2010- 14/22 QPC du 30 juillet
201016, le Conseil juge que dans sa décision du 11 Août
1993, il avait déclaré conforme à la constitution les
dispositions relatives au droit commun de la garde à vue.
«Depuis 1993, certaines modifications des
règles de la procédure pénale ainsi que des changements
dans les conditions de sa mise en oeuvre ont conduit au recours de plus en plus
fréquent à la garde à vue et modifié
l'équilibre des pouvoirs et des droits fixés par le code de
procédure pénale. Il conclut que ces évolutions ont
contribué à banaliser le recours à la garde à vue,
y compris pour les infractions mineures. Qu'elles ont renforcé
l'importance de la phase d'enquête policière dans la constitution
des éléments sur le fondement desquels une personne mise en cause
est jugée. Ces modifications des circonstances de droit et de fait ont
justifié un réexamen de la
constitutionnalité»17 du régime commun de la
garde à vue. Et ce réexamen a abouti à la censure de ce
régime.
S'agissant du caractère sérieux ou nouveau de la
question, l'objectif poursuivi par les juridictions est d'écarter les
demandes fantaisistes, infondées et présentant un
caractère dilatoire. Si les conditions sont remplies, la question est
transmise au Conseil constitutionnel pour constater sa
constitutionnalité ou non, soit qu'elle ne les remplit pas et dans ce
cas précis une décision de refus de transmission de la question
est prise mais motivée.
Le justiciable ne peut faire recours immédiatement, il
doit attendre le jugement au fond de l'affaire et faire appel du jugement tout
en annexant à cet appel au fond l'appel contre le refus de transmission
de la QPC.
Dans cette hypothèse, il doit présenter dans un
écrit distinct les conclusions au fond et
16Déc.n°2010.-14/22QPC du 30
juillet2010 M. Daniel W.et autres ( Garde -à vue), Recueil, p179 J O du
31 juillet 2010 p.14198.
17DC n°2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010.
16
celles portant sur la QPC. En cas de rejet de la QPC, le
procès continue mais en cas de transmission de la question au Conseil
d'État ou à la Cour de cassation, la juridiction sursoit à
statuer jusqu'à réception de la décision de la juridiction
suprême saisie. Si le Conseil constitutionnel est saisi, le procès
au fond est suspendu jusqu'à la fin du procès constitutionnel
dont l'issue commande la reprise ou non du procès au fond.
La transmission de la QPC au Conseil constitutionnel et la
reconnaissance effective des droits des étrangers dépendent de
l'appréciation des conditions par les juridictions
suprêmes.(chapitre I) et de la jurisprudence du Conseil au regard de ses
deux contrôles(chapitre II).
CHAPITRE I: L'appréciation des conditions de
transmission de la question au Conseil constitutionnel et sa portée
pour les étrangers.
Les juridictions suprêmes ont pour fonction de filtre.
Elles vérifient que la QPC transmise par les juridictions
inférieures remplit les conditions cumulatives fixées par la loi
organique du 10 décembre 2009.Selon l'amplitude du filtre, la question
peut bénéficier soit d'un renvoi devant le Conseil, soit d'un
refus de transmission.
La question peut -être soulevée par toute partie
au cours de toute instance et devant toute juridiction qu'elle relève du
Conseil d'État ou de la Cour de Cassation. Toute question posée
en dehors d'une instance ou portant sur une autre disposition que
législative sera déclarée irrecevable.
Les juridictions suprêmes vont se limiter uniquement
à vérifier que les dispositions litigieuses concernent les droits
et libertés protégés par la constitution. Sont donc
exclues en principe les questions de procédure et de compétence,
les dispositions réglementaires ou conventionnelles. Il convient donc de
signaler que rien n'oblige les juges de filtre à transmettre la QPC au
Conseil constitutionnel. La transmission de la question dépend de
l'interprétation et de l'appréciation qu'ils se font des
conditions cumulatives. Dans ce cas, les juridictions suprêmes risquent
de constituer un obstacle pour les justiciables car le renvoi de la question au
Conseil dépend de leur bon vouloir. On pourrait se poser la question si
le mécanisme de filtrage des QPC ne va pas constituer un frein à
l'évolution de la jurisprudence du Conseil constitutionnel en
matière des droits fondamentaux?
Devant les juridictions suprêmes, le moyen tiré
de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et
libertés garantis est, à peine d'irrecevabilité,
présenté dans un écrit distinct et motivé. Le juge
du filtre doit vérifier l'argumentation spécifique de la QPC,
ses
17
motivations pour éviter des questions dilatoires.
La question de l'étranger et sa place dans ce nouveau
dispositif juridictionnel semblent n' avoir pas intéressé le
législateur organique. On aurait pensé que la QPC n'a pas pour
vocation à protéger les droits de l'étranger qui, au
demeurant sont ignorés par le texte constitutionnel sauf lorsqu'ils sont
demandeurs d'asile. Ils sont inclus en tant que justiciables
conformément à l'article 61-1 de la constitution. Ainsi, tout
justiciable peut, à l'occasion d'une instance en cours soulever qu'une
disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que
la constitution garantit.
La formulation par «tout justiciable»
18 , inclut tant les nationaux que les étrangers.
L'étranger se voit reconnaître un statut de justiciable, ce qui
constitue une avancée remarquable dans le procès constitutionnel.
La constitution est aux mains de tous, elle est devenue une chose commune. Mais
au delà des effets attendus par les justiciables, signalons comme l'a
affirmé JAN(P):«que cette procédure juridictionnelle
crée des liens directs entre les individus et la constitution, purge
l'ordre constitutionnel des dispositions inconstitutionnelles et assure la
prééminence de la constitution dans l'ordre juridique
interne»19.Cette procédure de QPC permet aux
citoyens de faire valoir les droits et libertés qu'ils tirent de la
constitution.
La constitution par le biais de la QPC est devenue une
nouvelle voie de recours pour l'étranger, il est reconnu sujet de droit
(section1) dont les juridictions suprêmes participent à sa
protection (section 2).
Section1 La reconnaissance de l'étranger en tant
que sujet de droit.
Pour qu'un justiciable soutienne qu'une disposition
législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la
constitution, non seulement cette question ne doit être soulevée
qu'à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction mais que
la question posée devint remplir les conditions de recevabilité
fixées par le constituant. Il doit aussi respecter les normes
constitutionnelles invocables (droits et libertés constitutionnellement
garantis).
Même si le texte ne le dit pas expressément,
l'étranger est concerné par ce nouveau dispositif instauré
depuis 2008 par le seul fait qu'il est justiciable comme les autres et doit de
ce fait, bénéficier cette protection constitutionnelle.
L'étranger peut comme tous les justiciables soutenir à l'occasion
d'une instance qu'une disposition législative viole les
18CC, 3décembre 2009,loi organique relative
à l'application de l'article61-1 de la constitution, n°2009-595.
19.P.JAN, op,cit. 2010, p 98.
18
droits et libertés que la constitution garantit et
demander son abrogation. De ce fait, non seulement il est
justiciable(A) mais qu'il est détenteur d'un patrimoine
des droits fondamentaux (B).
A. Étranger comme justiciable.
L'article 61-1 de la constitution donne au justiciable le
droit de soulever une question de constitutionnalité devant le juge
ordinaire à l'occasion d'un procès. Il n'accorde pas ce pouvoir
aux citoyens de saisir directement le Conseil constitutionnel autrement dit la
constitutionnalité d'une loi ne peut-être contestée que
lors de son application contentieuse à un cas particulier. Seul le
justiciable dispose de ce pouvoir, or la catégorie de justiciable est
plus large que celle de citoyen parce qu'il comprend toute partie en instance,
non seulement les personnes physiques de nationalité française
mais également les étrangers réguliers et
irréguliers, les personnes morales de droit privé ou public, les
associations, les syndicats, les tiers intervenant au litige opposant deux
parties. Il exclu le juge qui ne peut pas soulever cette question d'office.
L'étranger peut utiliser ce pouvoir devant n'importe quelle juridiction
et à n'importe quel moment de la procédure juridictionnelle en
cours. La loi organique prévoit, la QPC peut être soulevée
devant toute juridiction relevant du Conseil d'État ou de la Cour de
cassation couvrant ainsi toute juridiction de droit commun ou
spécialisée.
Sont exclus du champ de la QPC: les instances arbitrales, le
tribunal de conflit, les autorités administratives indépendantes,
les cours d'assises.
L'étranger peut soulever la QPC à l'encontre de
toute disposition législative sans restriction temporelle,
matérielle ou formelle et quelque soit sa date d'adoption, son contenu.
Toute disposition législative peut faire l'objet d'une QPC par tout
justiciable étranger régulier ou non, il s'agit de l'inclusion de
l'étranger dans la procédure de la QPC.
|