B - L'abrogation de l'expression « Ministre
compétent », destinataire du recours gracieux préalable
Jusqu'à l'ordonnance du 26 août 1972, les recours
gracieux préalables ne pouvaient être adressés qu'à
une autorité soit désignée par décret en ce qui
concerne la République fédérale et les États
fédérés, soit statutairement habilitée à
représenter la collectivité publique en cause136. Pour
la République fédérale, les Ministres de l'Administration
territoriale et celui de la fonction publique étaient seuls
habilités à recevoir le recours gracieux. Quant aux recours qui
concernaient les États fédérés, ils devaient
être obligatoirement adressés à leur Premier Ministre
respectif137. On remarque alors que l'instruction du recours
était fortement centralisée, ce qui constituait
déjà un grand problème pour les requérants
excentrés.
Une étude statistique menée à la suite
des recours gracieux adressés au courant des années 1968, 1969 et
1970 aux autorités fédérales faisait apparaître un
pourcentage extrêmement élevé de rejets implicites dont
57,4% en 1968 ; 56,2% en 1969 et 59,2% en 1970138. Il s'agissait
selon le Professeur JACQUOT des rejets forcés pour manque de temps
nécessaire pour les instruire139.
L'ordonnance de 1972/06 entendait mettre un terme à
cette situation. En effet, l'article 12140 disposait que le recours
gracieux est adressé au « Ministre compétent
». Il se déduisait du décret 73/51 du 10 février 1973
relatif à la représentation de l'État en justice qu'il
s'agissait des Chefs de départements ministériels directement
intéressés, c'est-à-dire au Ministre qui assure soit la
responsabilité de l'Administration avec laquelle le requérant est
en litige, soit la
136 Article 17 de la loi du 14 juin1969 qui reprenait sur ce
point les dispositions de l'ordonnance du 4 octobre 1961dont l'article 15,
paragraphe 3.
137 JACQUOT (H), « Le contentieux administratif au
Cameroun », Article précité, p.114.
138 AMBOMO ONANA (A), Le recours gracieux préalable au
Cameroun est-il effacé ? Rapport de Licence, mai 1971.Cité par
JACQUOT (H), Article précité, p.114.
139 JACQUOT (H), Article précité, p.114.
140 « Le recours devant la Cour Suprême n'est
recevable qu'après rejet d'un recours gracieux adressé au
Ministre compétent ou à l'autorité statutairement
habilitée à représenter la collectivité publique ou
l'établissement public en cause ».
tutelle technique des personnes morales de droit public en
cause141 . Dans ce cas, le risque était grand que le Ministre
compétent ne maîtrise pas les contours de la décision
attaquée, ce qui ne pouvait qu'entraîner des rejets implicites. Il
faut relever qu'il s'agissait là du Ministre autorité
administrative et non de la personne du Ministre nommément
désignée ainsi que l'a précisé la Chambre
Administrative de la Cour Suprême dans le jugement n°8/CS-CA/87-88
du 29 octobre 1987, MASSO LOBE Jean Charles142.
Les administrés se perdaient fréquemment en
conjecture lorsqu'il fallait introduire un recours gracieux préalable
auprès de l'Administration. Cela était düà plusieurs
facteurs au rang desquels l'ignorance des requérants, la
complexité
des textes applicables, et l'organisation administrative du
pays143. Cette situation faisait du recours gracieux
préalable avant la réforme du contentieux administratif
intervenue en 2006 un morceau dur à croquer pour les requérants,
ou bien un «un couperet dont les conséquences peuvent
être dommageables aux particuliers victimes144 », ou
encore « un véritable barrage dans la saisine du juge
145». L'institution du recours gracieux a pour ainsi dire
occasionné des égarements tant de la part du juge, de
l'Administration que des requérants. L'inconfort juridique en question
était imputable, entre autres, à l'expression « Ministre
compétent » qu'on retrouvait à l'article 12 de
l'ordonnance du 26 août 1972 précitée. Plus grande devenait
la difficulté lorsque par exemple dans une affaire, plusieurs Ministres
s'avéraient compétents. Le plus dur étant dans ce cas de
déterminer lequel de ces Ministres serait habilité au regard de
l'article 12 de l'ordonnance de 1972 à recevoir le RGP.
Plusieurs affaires peuvent illustrer cette situation. La plus
marquante est le jugement n°24 du 13 juillet 1978 ESSOMBA TONGA Gabriel,
rendu par la
141BIPOUN WOUM (J-M), « La
représentation de l'État en justice au Cameroun », RCD,
Série II, 1984, pp.25-26.Voir aussi KEUTCHA TCHAPNGA (C),
Cours de Licence précité.
142 Voir KAMTO (M), Ouvrage précité, p.40.
143 GUIMDO DONGMO (B-R), « Le droit d'accès
à la juridiction administrative au Cameroun », Article
précité, p.476.
144 Voir NGUELE (M), « La réception des
règles du procès équitable dans le contentieux du
droit», Article précité, p. 33.
145 Voir FANDIP (O), Les juridictions administratives et le
temps; cas du Cameroun et du Gabon, Mémoire de DEA, Université de
Dschang, année académique 2006-2007, p.42.
Chambre Administrative de la Cour Suprême. Dans cette
affaire, le requérant est candidat malheureux au concours d'inspecteur
de la jeunesse et des sports. Indigné par les résultats de ce
concours, il saisit le Ministre de la jeunesse et des sports d'un recours
gracieux en vue de l'annulation des résultats dudit concours.
Déçu par la réponse du Ministre, le plaignant saisit la
Chambre Administrative de la Cour Suprême. Malheureusement, la Cour le
déboute de son recours au motif qu'il devait adresser son recours
gracieux au Ministre de la fonction publique puisque l'organisation du concours
lui revenait146. Ce raisonnement de la juridiction administrative
fit un tollé au sein de la doctrine. Le Professeur Henri JACQUOT par
exemple avait estimé qu'« il aurait peut- être
été plus avisé de décider que pour l' État,
les recours gracieux doivent être adressés soit à
l'autorité qui a pris la décision contestée ou
causé le dommage, soit à son supérieur hiérarchique
».147La loi de 2006 n'est pas loin de cette suggestion.
Cette notion de Ministre compétent recelait
également plusieurs autres imprécisions. Qu'adviendrait-il si la
décision contestée émanait du Président de la
République ou de ses services, ou du Premier Ministre ? Y aurait-il un
« Ministre compétent » ? Naturellement, une
réponse négative s'impose parce que le Président de la
République n'est pas un Chef de département ministériel,
le Premier Ministre ne l'est non plus.
Cette situation contribuait à entraver l'expression du
droit d'accès à la justice administrative au Cameroun parce
qu'elle éloignait les justiciables du prétoire. Le droit
d'accès au juge doit être entendu comme « un droit qui
permet non seulement de saisir effectivement le juge sans entraves
financières ou juridiques excessives, mais encore d'être entendu
par ce juge et obtenir un jugement 148 ». Avant la loi
n°2006/022 précitée, il n'était pas abusif de
relever
146 Voir KAMTO (M), Droit administratif processuel du Cameroun,
Ouvrage précité, pp.144-145.
147 JACQUOT (H), « Le contentieux administratif au
Cameroun » RCD n°8, juillet - décembre 1975, p.114.
148 GARRIDO (L), Le droit d'accès au juge administratif.
Enjeux, progrès et perspectives. Thèse Droit, Université
Montesquieu Bordeaux IV, novembre 2005, p .11.
Voir aussi GREWE (C), (dir), « L'accès au juge,
le droit processuel d'action » in procédure (s) et
effectivité des droits, D'Ambro (D), Benoit Rohmer (F) et GREWE (C),
Bruylan, 2003, p.41.
que le RGP constituait une entrave à la justice
administrative qui est selon les termes du Professeur KAMTO «
l'expression concrète de la protection des citoyens contre les
risques d'arbitraire de l'Administration (...) un moyen de défense de
l'individu contre les abus du pouvoir, non pas en vue de compromettre
l'autorité de celui-ci, mais de lutter contre d'éventuelles
dérives despotiques 149».
Au niveau des établissements publics le statu quo a
été maintenu, étant donné que le texte y relatif
était suffisamment clair et ne nécessitait pas absolument une
réforme.
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