Responsabilité du dirigeant et gestion des risques( Télécharger le fichier original )par Claudine MARTIN Université de Nantes - Master 2 Droit des activités économiques 2008 |
B. Deux exemples d'infractions pénales prévus par le droit des sociétésLa responsabilité pénale du dirigeant peut être engagée s'il se rend coupable du délit d'abus de biens sociaux (1), ou du délit de présentation de comptes infidèles (2). 1. L'abus de biens sociaux L'abus de biens sociaux est prévu par les articles L241-3 alinéa 493(*) et L 242-6 alinéa 394(*) du code de commerce. Ce délit est puni par cinq ans d'emprisonnement et une amende de 375 000 euros. Les textes répriment le fait pour le dirigeant d'abuser de mauvaise foi des biens sociaux, pour un usage personnel, contraire, ou non conforme, aux intérêts de la société. Mais l'absence de définition plus précise de l'abus de biens sociaux par les textes a laissé le champ libre à l'interprétation du juge. Il a ainsi réprimé des comportements très variés. A titre d'illustrations, a pu être déclaré coupable d'abus de biens sociaux le dirigeant de fait d'une société mise en liquidation judiciaire qui avait fait des biens sociaux un usage contraire à l'intérêt de la société, à des fins personnelles, en se faisant « consentir un contrat de travail anormalement avantageux et une rémunération inhabituelle dont l'importance et le mode de détermination ne faisaient aucun cas de l'intérêt social »95(*). Ou encore, a été condamné le dirigeant qui a usé des biens de la société contrairement à l'intérêt de celle-ci en faisant effectuer des travaux à des fins personnelles en utilisant les fonds sociaux 96(*). Les juges estiment que quel que soit l'avantage à court terme qu'elle peut procurer, l'utilisation des fonds sociaux ayant pour seul objet de commettre un délit, tel que la corruption, est contraire à l'intérêt social en ce qu'elle expose la personne morale au risque anormal de sanctions pénales ou fiscales contre elle-même et ses dirigeants et porte atteinte à son crédit et à sa réputation.97(*) Donc, l'usage de biens d'une société est considéré comme nécessairement abusif lorsqu'il est fait dans un but illicite.98(*) En outre, le fait de prélever des fonds sociaux de manière occulte pour les dirigeants sociaux est considéré par la Cour de Cassation comme ayant été nécessairement réalisé dans leur intérêt personnel, direct ou indirect.99(*) Les juges estiment aussi qu'il n'est pas nécessaire que l'abus ait eu pour effet de compromettre l'intégrité de l'actif social100(*) pour que son auteur voie sa responsabilité mise en cause. Le pouvoir d'appréciation des juges en matière d'abus de biens sociaux est très large. Ils peuvent ainsi incriminer des faits d'abstention ou d'omission, en réalité commis intentionnellement par le dirigeant, et donc réprimer éventuellement une tentative d'abus de biens sociaux alors même qu'aucun texte spécifique ne le prévoit. Le principe de légalité est donc « étiré » par le juge pénal, dans le but d'accroître son pouvoir d'appréciation et de sanction, ce qui peut tout de même être discutable d'un point de vue juridique. Néanmoins, si le juge a étendu l'objet de l'infraction d'abus de biens sociaux, il n'en demeure pas moins qu'il reste soumis aux conditions posées par les articles du code de commerce. La première condition posée par les textes est l'élément intentionnel de mauvaise foi. Il doit être établi, afin de condamner le chef d'entreprise d'abus de biens sociaux, que l'usage qu'il a fait de ses pouvoirs était contraire aux intérêts de la société101(*). Cependant, aux termes de l'article 121-3 du code pénal, l'intention coupable se réduit en fait à la « simple connaissance de cause »102(*) Or les juges estiment que les dirigeants ont « nécessairement une bonne information » et disposent des « connaissances et des moyens utiles pour accomplir leurs missions » 103(*), en d'autres termes, ils considèrent que le dirigeant est présumé savoir ce qui se passe dans son établissement. Cette jurisprudence implique que l'élément intentionnel est toujours présent, car le chef d'entreprise a nécessairement connaissance des infractions réalisées dans son établissement et en a volontairement laissé faire leur réalisation. La seconde condition est l'usage non-conforme ou contraire à l'intérêt social qui doit être fait des biens. Mais les tribunaux ont aussi sur ce point un large pouvoir d'appréciation. Il a ainsi été jugé que le simple fait de faire courir un risque à la société est constitutif d'un abus de biens sociaux, quand bien même il n'aurait causé aucune perte ou il aurait été autorisé par le conseil d'administration, le directoire ou le conseil de surveillance104(*). En outre, les dirigeants sociaux doivent avoir conscience de l'application par la jurisprudence d'une présomption selon laquelle les débours et prélèvements non justifiés dont ils font état (déplacements, réceptions de clients, expositions par exemples) se trouvent automatiquement considérés comme non-conformes à l'intérêt social si ne sont pas produits les justificatifs de ces dépenses105(*), ou s'ils s'attribuent de leur propre chef des rémunérations excessives106(*) L'abus de biens sociaux peut également être constitué dès lors que le chef d'entreprise a employé les biens sociaux dans l'intérêt de la société mais en a fait un usage illicite, sans même en tirer un avantage personnel. Néanmoins, la jurisprudence est fluctuante sur ce point, et il semble que les juges apprécient au cas par cas, c'est pourquoi il est recommandé aux dirigeants de constituer un dossier prouvant que les fond ont été prélevés dans le seul intérêt de la société.107(*) La troisième condition pour retenir la qualification d'abus de biens sociaux réside dans le fait que le dirigeant doit avoir agi dans son propre intérêt. Les juges encore une fois ont une vision très large de ce critère. Ainsi, le chef d'entreprise qui avait prélevé des fonds le but de protéger la réputation de sa famille108(*), ou pour rendre service à des amis109(*), a été reconnu coupable d'abus de biens sociaux par les juridictions pénales alors même qu'il s'agissait plus d'un intérêt moral que d'un intérêt personnel. Par conséquent, compte tenu de l'interprétation extensive de la notion d'abus de biens sociaux par les tribunaux répressifs, il est nécessaire pour les dirigeants de mettre en place des garde-fous pour éviter de voir leur responsabilité pénale engagée. Il est évident que ces instruments ne sont mis en place que dans les entreprises dont le dirigeant est de bonne foi, ou dans celles qui ont plusieurs dirigeants. La gestion des risques ne peut pas empêcher un dirigeant qui a de mauvaises intentions de commettre un délit, et d'ailleurs celui-ci n'a aucun intérêt à organiser des outils qui le gêneraient dans ses plans. Le dirigeant peut aussi voir sa responsabilité engagée s'il a commis des infractions relatives aux comptes sociaux. 2. Infraction relative aux comptes sociaux : la publication ou présentation de comptes infidèles Les dirigeants sociaux sont tenus d'accomplir un certain nombre de formalités dont certaines sont sanctionnées pénalement, telles que : les immatriculations au registre du commerce ou des métiers, les déclarations qui doivent être faites à l'inspection du travail ou aux organismes de sécurité sociale par exemples. Un grand nombre d'incriminations pénales peuvent être retenues contre les dirigeants sociaux en matière de comptes sociaux, c'est la raison pour laquelle nous ne retiendrons dans les développements suivants que l'hypothèse de la présentation ou publication de comptes infidèles. Tout d'abord, il faut savoir que l'une des principales obligations des dirigeants consiste à établir des comptes annuels, un rapport de gestion et un inventaire à la fin de chaque exercice. Les articles L 241-4110(*) et L 242-8111(*) prévoient que ne pas respecter cette obligation sera sanctionné par une amende de 9 000 euros. Mais à cela se greffe d'autres obligations. Il faut notamment que les comptes présentés ou publiés soient fidèles à la situation réelle de l'entreprise. En pratique, il est « monnaie courante » dans la jurisprudence de voir des cas d'engagement de la responsabilité pénale du dirigeant pour publication ou présentation de comptes infidèles112(*). Cette infraction prévue par l'article L241-3-3 du code de commerce113(*), consiste pour le chef d'entreprise à présenter à ses associés, en vue de leur approbation à l'Assemblée Générale, des comptes annuels ne donnant pas, pour chaque exercice, une image fidèle du résultat de l'exercice, de la situation financière et du patrimoine de l'entreprise, dans le but de dissimuler la véritable situation de la société. Pour que cette infraction soit constituée, trois conditions doivent être remplies : il faut que le dirigeant présente des comptes annuels, que ces derniers ne donnent pas une image fidèle de la société, et que le but d'un tel comportement soit de dissimuler la véritable situation de la société. La sanction d'une telle infraction est de cinq ans d'emprisonnement et 375 000 euros d'amende. Face à un tel risque, il convient donc pour le dirigeant de prendre les mesures nécessaires pour veiller à ce que les comptes soient sincères, et surtout de se ménager des preuves pour démontrer sa bonne foi. Les juges ont en effet une vision extensive du caractère intentionnel, et peuvent considérer, au cas par cas, qu'une négligence du dirigeant prouve l'intention de celui-ci de présenter des comptes non fidèles. Ainsi si sa responsabilité pénale est mise en cause, le chef d'entreprise éprouvera beaucoup de difficultés à prouver qu'il n'avait pas d'intention frauduleuse. De ce fait, c'est en amont que la gestion des risques intervient : elle permet d'encadrer la procédure d'établissement des comptes, d'organiser une procédure pour garantir une transparence, et de se ménager des preuves de la bonne foi du chef d'entreprise. On constate, suite aux deux exemples développés d'engagement de la responsabilité pénale du dirigeant, que celui-ci est dans une situation délicate. Il est soumis à l'aléa de l'appréciation souveraine des juges et il faut bien constater que les sanctions à la clef sont loin d'être négligeables. Le chef d'entreprise manoeuvre dans une sphère à hauts risques. Mais face à une telle exposition, inutile de faire preuve de pessimisme. Il a à sa disposition des outils performants dont il peut user pour éviter d'être déclaré « coupable ». Ces instruments sont évidemment déployés lors de la mise en place d'une méthode d'audit et de gestion des risques juridiques. II. Moyens développés par la gestion des risques juridiques pour éviter l'engagement de la responsabilité pénale du dirigeant Afin d'éviter de voir sa responsabilité pénale engagée, le dirigeant social peut mettre en oeuvre différents outils. Il est important de préciser dès à présent que, comme nous l'avons vu dans un développement précédent, l'organisation d'un contrôle de gestion est un outil qui est très utile aussi bien en ce qui concerne la prévention de la mise en cause de la responsabilité civile du dirigeant que pour éviter la mise en cause de celle pénale. En l'occurrence, pour ce qui est des infractions pénales sus-exposées, le contrôle de gestion peut être utile en ce que le contrôleur vérifie que les comptes publiés sont bien fidèles à la situation réelle de l'entreprise et en ce qu'il surveille l'utilisation des fonds et des biens sociaux. Nous ne détaillerons donc pas plus amplement ce point, pour nous attacher à deux autres procédures que peut mettre en oeuvre le dirigeant pour éviter de voir sa responsabilité pénale engagée. D'une part, il peut déléguer certaines de ses missions à un de ses subordonnés (A).D'autre part, il peut organiser des contrôles internes au sein de l'entreprise pour prévenir les comportements transgressifs à la réglementation pénale, telle que l'organisation d'un Comité d'Hygiène, de Sécurité et des Conditions du Travail (ci-après dénommé CHSCT) ou l'instauration d'un code de bonne conduite(B). * 93 _ Article L 241-3 alinéa 4 code e commerce : « Est puni d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 375 000 euros : (...) 4° Le fait, pour les gérants, de faire, de mauvaise foi, des biens ou du crédit de la société, un usage qu'ils savent contraire à l'intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement (...) ». * 94 _ Article L 242-6 alinéa 3 code de commerce : « Est puni d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 375 000 euros le fait pour : 3° Le président, les administrateurs ou les directeurs généraux d'une société anonyme de faire, de mauvaise foi, des biens ou du crédit de la société, un usage qu'ils savent contraire à l'intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement (...) ». * 95 _ Cass. Com. 9 juillet 1991 n° 1060 D, Delafosse c/ Lebloy ès qual. : RJDA 11/91 n° 962. * 96 _ Cass. Com. 24 septembre 2003 n° 1328 F-D, Blandineau c/ Couret-Guguen ès qual. : RJDA 1/04 n° 79, 1e espèce. * 97 _ Cass. Crim., 27 octobre 1997, Dalloz 1997 - Informations Rapides, p251 * 98 _ Cass. Crim., 22 avril 1992 * 99 _ Cass. Crim., 20 Juin 1996, Dalloz 1996, p589 - Cass. Crim, 14 mai 1998, D 1999, p159 : « les fonds sociaux prélevés de manière occulte par un dirigeant social l'ont nécessairement été dans son intérêt personnel ». * 100 _ Cass. Crim., 6 fev. 1997, Mouillot, J.C.P. éd G 1997, II. 22823, note M.Pralus - Cass. Crim., 27 oct. 1997, Carignon, J.C.P éd. G 1998, n°6, II. 10017, note M.Pralus * 101 _ Cass. Crim, 16 février 1987, Bull. Crim. N°72 ; Rev. Soc., 1987. 613, note Bouloc. * 102 _ Cass. Crim. 25 mai 1994, Bull. Crim. n°203. * 103 _ Cass. Crim., 19 novembre 1996, Bull Crim n°413. * 104 _ Cass. Crim. 10 décembre 1994. * 105 _ Cass. Crim 28 novembre 1994, D. 1995, p507. * 106 _ Cass. Crim, 13 décembre 1988, 257, note B. Bouloc. * 107 _ Cass. Crim 6 février 1997, arrêt Michel Noir, Bull Crim n°48 * 108 _ Cass. Crim, 3 mai 1967, Bull Crim n°148 * 109 _ Cass. Crim, 19 juin 1978, Bull Crim n°202 * 110 _ Article L 241-4 code de commerce : « Est puni d'une amende de 9000 euros : 1° Le fait, pour les gérants, de ne pas, pour chaque exercice, dresser l'inventaire, établir les comptes annuels et un rapport de gestion ; (...) » * 111 _ Est puni d'une amende de 9000 euros le fait, pour le président, les administrateurs ou les directeurs généraux d'une société anonyme, de ne pas, pour chaque exercice, dresser l'inventaire et établir des comptes annuels et un rapport de gestion. * 112 _Cass. Crim., 29 novembre 2000, N° 99-80324. Cass. Crim, 4 novembre 2004, n° 03-82777 - CA Paris, 31 octobre 2008, RJDA 2009, n°1, p.37 * 113 _ Article L241-3 du code de commerce : « Est puni d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 375 000 euros : 1° Le fait, pour toute personne, de faire attribuer frauduleusement à un apport en nature une évaluation supérieure à sa valeur réelle ; 2° Le fait, pour les gérants, d'opérer entre les associés la répartition de dividendes fictifs, en l'absence d'inventaire ou au moyen d'inventaires frauduleux ; 3° Le fait, pour les gérants, même en l'absence de toute distribution de dividendes, de présenter aux associés des comptes annuels ne donnant pas, pour chaque exercice, une image fidèle du résultat des opérations de l'exercice, de la situation financière et du patrimoine à l'expiration de cette période en vue de dissimuler la véritable situation de la société ; 4° Le fait, pour les gérants, de faire, de mauvaise foi, des biens ou du crédit de la société, un usage qu'ils savent contraire à l'intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement ; 5° Le fait, pour les gérants, de faire, de mauvaise foi, des pouvoirs qu'ils possèdent ou des voix dont ils disposent, en cette qualité, un usage qu'ils savent contraire aux intérêts de la société, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou une autre entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement. » |
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