F). La difficulté de connaître les
sentiments des migrants sur leurs expériences migratoires
Étendre la mise en oeuvre de notre méthode de
recherche biographique à tout le groupe familial, et multiplier les
« histoires de cas » de familles partant de conditions similaires,
permet d'appréhender les dynamiques intergénérationnelles
des groupes. C'est ici ce que nous avons tenté de faire pour comprendre
les décisions d'émigrer des parents de nos témoins et leur
influence sur la scolarisation de leur progéniture. Cependant, les
retentissements de l'expérience migratoire sur les primo arrivants et
sur leurs enfants restent difficiles à analyser. Une des raisons de
cette difficulté réside dans le fait que ce sont rarement les
migrants qui livrent directement leurs impressions sur l'épreuve que
représente l'immigration. En effet, la littérature «
immigrée » ne commence à exister dans des proportions
importantes qu'à partir de la deuxième ou de la troisième
génération. Rares sont les exilés ayant des habitudes de
rédaction ou maîtrisant suffisamment le français pour
rédiger leurs mémoires ou des autobiographies. D'ailleurs, si
106 Ainsi Daniel Fantin explique, parlant de son père,
Enrico : « Il est vrai que l'Italie et sa mère lui manque
beaucoup. S'il ne nous avait pas eu, il ne serait pas resté en
France. ». On remarque que le mariage endogène italien a
joué sur le retour en Italie des familles, parlant de ses oncles et de
son père, Daniel raconte que des trois frères, Sergio et Enrico,
mariés et ayant eu chacun deux enfants avec des Françaises,
restent toute leur vie dans l'Hexagone, alors que Luigi, marié à
une italienne, reprend la route vers Coltura au moment de sa retraite.
Témoignage de Daniel FANTIN recueilli par O. OSSAN pour
l'exposition « Ciao Italia ! l'Italie en fête » à
l'espace Cosmopolis, Nantes (26 octobre au 1er novembre 2009).
107 Antonio, le demi-frère de Jean BURINI, issu du
premier mariage de sa mère, doit rentrer en Italie chez son
grand-père avec sa soeur Carla lorsqu'ils deviennent orphelins. Antonio
avait pourtant la nationalité française, qui lui avait
été donnée à sa naissance, en France.
Entretien avec Jean BURINI (jeudi 14 janvier 2010 -- Vigneux).
41 l'émigration italienne motivée par des
raisons politiques est bien présente entre les deux guerres, nous sommes
surtout, durant cette période, face à une immigration de travail
de la part d'hommes et de femmes souvent illettrés ou, du moins,
très peu familiers avec l'écrit. La tradition orale, et sa
transmission par l'intermédiaire de chansons populaires sont, quant
à elles, apportées dès la première vague de
migrants. Les premiers textes littéraires de la deuxième et la
troisième génération d'immigrés italiens sont
souvent des récits narrant leur enfance en France, ou des sagas
familiales, où l'on retrouve certaines constantes. Ces
témoignages présentent donc un intérét certain pour
notre sujet de recherche. Outre une nostalgie de la période de l'enfance
(que l'on ne voit d'ailleurs pas seulement dans les récits
d'expérience migratoire mais dans la plupart des autobiographies), il
n'est pas rare que soient abordés le trajet migratoire effectué
par les parents, les problèmes liés à la constitution
d'une l'identité, les souvenirs « par procuration » de
l'Italie et les révélations sur l'Institution scolaire
française, ses pratiques et ses codes. Il est donc délicat de
déchiffrer l'état d'esprit des parents des jeunes italiens quant
à la décision d'émigrer qui fut la leur. Dans les
témoignages, on s'aperçoit ainsi que, bien souvent, les
témoins ne font que supposer les raisons du départ de leurs
parents.
Maria C. explique ainsi : « Je ne sais pas vraiment
pourquoi papa et maman sont partis. Mon père n'en parlait pas, il
n'était pas causant ! De toute façon, il n'aurait pas eu les mots
»108.
Le discours de Mario Merlo est sensiblement empreint des
mêmes doutes : « Je crois que mon père est parti pour le
travail et à cause du fascisme, il ne supportait pas ça. Il ne
parlait pas de politique -- est-ce qu'il avait deviné quelque chose je
ne sais pas -- mais il a préféré quitter l'Italie
»109.
Cependant, on peut tout de même remarquer une constante
: les raisons économiques, de subsistance, sont les premières
évoquées. A la question « Pourquoi vos parents ont-ils
immigré ? », les réponses des témoins portent presque
toujours sur la nécessité de trouver un emploi plus lucratif que
celui qu'ils avaient en Italie. :
« Mes parents ont immigré pour avoir un travail
sûr »110.
« C'était une nécessité eu égard
au niveau de vie en Italie »111. « Mon père a
immigré seul afin d'améliorer sa vie »112.
108 Entretien avec Maria C. (24 novembre 2009 -- Nantes).
109 Entretien avec Mario MERLO, (1er décembre
2009 -- Basse Goulaine).
110 Questionnaire complété par Maggiorina
CATTIROLO-BOZZUFFI (2010).
111 Questionnaire complété par Lucien ZANDOTTI
(2010).
112 Questionnaire complété par Carina
TRAVOSTINO-CORBEAU (2010).
Nous l'avons déjà rapidement
évoqué, il est particulièrement difficile de
déterminer la part des raisons politiques dans le choix de quitter
l'Italie. Pierre Milza explique ainsi que « tout se passe comme si [...]
l'émigré définitivement installé en France [...]
cherchait à justifier rétrospectivement sa « trahison »
par celle dont il estime avoir été lui-même la victime de
la part de sa propre patrie et des hommes qui avaient eu à charge de
faire accéder celle-ci à la modernité
»113.
Il nous faut enfin aborder une dernière raison qui a pu
pousser les migrants sur les chemins de l'exil. Cette dernière
explication est encore souvent douloureuse pour les témoins qui
d'ailleurs feront souvent la demande, au cours de l'entretien, de ne pas en
faire part en détail ici. En effet, les immigrés sont assez
nombreux à avoir fui le milieu d'origine pour être loin de leurs
parents et de leurs frères et soeurs. Deux raisons principales
expliquent cette « fuite » : parfois liée à des «
scandales » familiaux, l'échappatoire de l'immigration est
nécessaire114. La deuxième explication est
inhérente à la notion d'individualisme et à l'idée
du bonheur dans la réalisation d'une vie autonome qui ont fait leur
chemin dans la péninsule italienne (cela peut s'expliquer par le fait
que nous étudions ici un pays d'émigration
ancienne115).
Les immigrés sont la plupart du temps, issus de classes
populaires et, bien sûr, cette caractéristique va avoir un impact
dans la scolarité des jeunes écoliers d'origine italienne. Notre
prochain point d'étude porte donc sur le mode de vie traditionnel dans
lequel les enfants issus de la péninsule italienne vont
évoluer.
113 P. MILZA, Voyage en Ritalie, Paris, 1993 (p.
475).
114 Plusieurs témoins me rapporteront des histoires de
familles, des scandales qui ont poussé leurs parents à fuir leur
pays d'origine. A leur demande ou par souci de préserver leur vie
privée, je ne rapporte pas ici ces évènements.
115 M-C BLANC-CHALÉARD, Les Italiens dans l'Est
Parisien. Une histoire d'intégration (années 1880- 1960),
Rome, 2000 (p. 410).
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