E). Le rôle joué par l'école dans
l'installation définitive en France
Marie-Claude Blanc Chaléard, dans sa thèse
publiée en 2000, relate le témoignage que lui a livré
Louis Taravella, né à Nogent en 1920. Ce dernier explique qu'au
moment de passer son baccalauréat, en 1935, il apprend qu'il n'en a pas
le droit, n'étant pas de nationalité française. En pleine
période de la crise éthiopienne, il semble que cette loi est
appliquée assez strictement. Le père de Louis Taravella, un
notable local, entrepreneur de son état, réussit cependant
à régler cette situation délicate en allant voir le juge
de paix. Néanmoins, la solution au problème du jeune homme ne pu
être autre que la naturalisation. On s'aperçoit donc bien de
l'importance que
98 L. TEULIERES, « Mémoires et
représentations du temps de guerre dans le midi toulousain » dans
M-C BLANC-CHALEARD (dir), Les Italiens en France depuis 1945, Paris,
2003 (p. 210).
99 « Les étrangers au temps des « Trente
Glorieuses » » dans A. CROIX, Nantais venus d'ailleurs. Histoire
des étrangers à Nantes des origines à nos jours,
Rennes, 2007 (p. 337).
100 Ainsi, dans son entretien avec un témoin issu de
parents originaires des Abruzzes, Federica Stortoni rapporte l'anecdote
suivante : « Quand en 49 mon père est allé me
déclarer à la Mairie, 49 c'était trois ans après la
guerre, les Italiens étaient mal vus. Mon père a dit : «
Carlo-Bruno » et le monsieur lui a dit : « je ne connais pas, c'est
quoi ? » Et mon père a dit : « je suis italien, c'est un
prénom italien ». Le monsieur a dit : « Si on est en France,
il faut mettre un prénom français et mon père a
regardé les noms et a dit « Charles-Bruno » ».
Document annexe de la thèse de psychologie clinique et
pathologie de F. STORTONI, Clinique contemporaine des Français
d'origine italienne, une posture complexe : « Je suis Français...
mais mon père était italien... », sous la direction des
professeurs T. NATHAN et R. CHATTAH, Paris et Bologne, 2007. (Cité dans
son intégralité en document annexe n° 14).
38 peut revêtir la scolarisation des enfants de migrants
italiens, non seulement dans une implantation en France plus longue, mais aussi
dans les demandes de naturalisation.
De façon plus globale, la réussite scolaire est
souvent expliquée, dans les témoignages, comme facteur d'une
meilleure intégration pour l'ensemble de la famille. Nous retrouvons
cette motivation dans de nombreux dossiers de naturalisation. L'enfant est
présenté, dans le dossier destiné au Conseil de
l'Emigration et au Commissariat Général, comme un citoyen
modèle en devenir, le succès des élèves
rejaillissant alors sur ses parents.
Au-delà de leurs bénéficiaires
immédiats, les leçons récitées au sein de la
cellule familiale diffusent les références historiques
littéraires ou politiques qui sont le ciment de la nation
française. C'est dans ces conditions que l'Ecole a pu permettre aux
parents de nos témoins de développer un sentiment d'appartenance
à la France, parfois très fort. Ajoutons à cela, nous
aurons l'occasion d'y revenir, que l'allégeance à la nation
italienne est alors plutôt rare, ce qui, on est en droit de le supposer,
a pu faciliter le phénomène de transculturation et
d'agrégation des immigrés transalpins à la France. La
scolarisation, méme lorsqu'elle n'est pas caractérisée par
des succès particuliers en classe, est un formidable facteur
d'intégration et d'implantation du noyau familial dans l'Hexagone.
Nombreux sont les migrants expliquant que leur sentiment d'appartenance s'est
fait naturellement et très rapidement grace à l'école :
« La génération de mon père, ils
comptaient revenir chez eux, mais, au bout d'une dizaine d'années, ils
ont compris que leurs enfants, ils étaient devenus pratiquement
français. [...] On a eu trois frères et soeurs qui sont
nés en France, ils étaient des gens français eux. Assez
rapidement, c'était en 1935, mon père a racheté sa propre
exploitation »101.
Effectivement, la scolarisation ne va pas seulement conduire
l'élève à se sentir Français, l'Ecole va aussi,
parfois, pousser le foyer tout entier à passer d'un « nomadisme
» contraint à une installation en France choisie par la famille.
« Ces jeunes élevés à Paris ne se sont pas seulement
adaptés. Ils ne se voient pas autrement que Parisiens, Nogentais ou
Montreuillois, l'intégration s'est faite pour eux de façon
spontanée »102.
Par ailleurs, l'aide des enseignants à l'installation
des familles de migrants est parfois matérielle. L'assistance aux
immigrés est toutefois surtout distribuée par les mairies et par
les prestations de l'Etat (allocation chômage, aide pour les familles
nombreuses, entre autres). A la
101 Retranscription de l'interview de Nuncio TITONEL,
Dans le reportage du 17 octobre 1997 pour France 3.
102 M-C. BLANC-CHALÉARD, Les Italiens dans l'Est
Parisien. Une histoire d'intégration (années 1880-1960),
Rome, 2000 (p. 411).
39 Libération, on voit en France naître une sorte
de « consensus familiariste »103, il se traduit par
l'instauration massive d'allocations familiales. L'objectif souterrain de ces
mesures est de montrer, par un soutien financier, l'encouragement de l'Etat
à la natalité. Le système des prestations familiales
s'applique alors selon un principe de territorialité, les
étrangers peuvent donc bénéficier de la même somme
d'argent que les Français. Par ailleurs, l'immigration italienne
bénéficie d'un régime dérogatoire tout à
fait à son avantage : le travailleur transalpin peut, en effet, profiter
des allocations même si sa famille est toujours en Italie. En juin 1951,
ce transfert d'argent est limité à dix-huit mois, passé ce
délai, deux solutions se présentent : la famille doit rejoindre
le travailleur et scolariser ses enfants en France ou bien les allocations
seront suspendues. Par ailleurs, il arrive parfois que les instituteurs aident
la population italienne à se fixer par des « cadeaux », terme
utilisé par Marie-Claude Blanc-Chaléard. Le témoignage de
Rina Biasin-Raumer confirme d'ailleurs cette information :
« Un jour, je me suis trouvée à
l'école, papa était au chômage. [...] Je suis allée
voir la maîtresse, qui était très gentille : Il est au
chômage ton père ? Attends, il va arriver d'autres choses... Et
elle m'a fait avoir un de ces gilets ! J'étais drôlement contente,
c'était pour le dimanche »104.
Les aides et les allocations liées à la
scolarisation des enfants contribuent souvent à faciliter la vie des
immigrés en France. Certains font donc le choix de demander la
naturalisation. Etant donné l'importance accordée en France
à la question de la nationalité, le fait d'être
Français modifie sensiblement l'intégration et l'ascension
sociale des enfants d'immigrés et ce, tant dans les constructions et les
représentations mentales que dans les lois. La naturalisation permet
ainsi l'accès aux emplois réservés aux
nationaux105. Au cours des entretiens, les témoins sont
d'ailleurs souvent fiers de montrer la carte d'identité de leurs parents
(du père en général, étant donné la forte
proportion de couples mixtes chez les personnes interrogées dans le
cadre de ces recherches).
Le projet professionnel de l'enfant en France et les
solidarités familiales vont donc souvent pousser les parents à ne
pas rentrer en Italie. Nous aurons l'occasion, plus loin dans notre
étude, de nous pencher sur les carrières des enfants
d'immigrés italiens et sur ce qu'elles
103 Cité par A. SPIRE, « Un régime
dérogatoire pour une immigration convoitée. Les politiques
française et italienne d'immigration/émigration » dans M-C
BLANC-CHALEARD (dir), Les Italiens en France depuis 1945, Paris, 2003
(p. 50 à 53).
104 M-C. BLANC-CHALÉARD, Les Italiens dans l'Est
Parisien. Une histoire d'intégration (années 1880-1960),
Rome, 2000 -- Entretien avec Rina BIASIN-RAUMER (p. 376).
105 « Le travail n'était pas sûr tant que
papa n'était pas naturalisé ».
Entretien avec Maria CERA-BRANGER (4 février 2010 --
Vertou).
impliquent. Par ailleurs, une cause qui peut sembler
évidente mais qu'il ne faudrait pas omettre d'évoquer ici est
l'union mixte. Marié avec une Française, ayant des enfants
français, s'établir dans l'Hexagone de façon
pérenne est la décision la plus courante, même si elle
n'est pas nécessairement évidente106.
Le travail d'acculturation et de francisation exercé
par l'Ecole française se fait donc bien, non seulement sur
l'élève, mais aussi sur toute la cellule familiale, cette
influence de l'Ecole rejaillit sans nul doute sur l'installation
définitive des familles. Effectivement, quand les témoins
relatent le cas de proches qui ne firent qu'un séjour temporaire en
France, c'est presque exclusivement des hommes célibataires. Par
ailleurs, lorsqu'une famille avec des enfants rentre en France, c'est pour des
raisons qui relèvent de situations exceptionnelles à la «
norme »107.
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