B). Les prémices de la guerre.
Si la crise économique mondiale a eu pour effet de
réduire la population immigrée en France (seulement 721 000
Transalpins en 1936), les années 1937 et 1938 ont, quant à elles,
été marquées par une reprise non négligeable des
arrivées dans l'Hexagone54.
Comment vont être accueillis ces nouveaux contingents
d'Italiens ? Ni la proximité géographique ni la parenté
culturelle de la France et de l'Italie ne semblent suffire à vaincre les
préjugés et la xénophobie de certains autochtones. Daniel
Fantin, évoquant l'union de ses parents, raconte ainsi :
« Etant jeune, on peut dire que nous avons souffert que
notre père soit italien. La première a en souffrir, je pense que
c'est notre mère : se marier en 1939, cela n'a pas du être facile
tous les jours. Il ne fallait pas dire que notre père était
italien »55.
Tous les immigrés de France ne sont cependant pas
« logés à la même enseigne ». En tout cas selon
Georges Mauco, qui, en 1938, alors employé au cabinet du
sous-secrétaire d'Etat chargé des services de l'immigration et
des étrangers auprès du Président du Conseil, opère
pour la première fois une distinction entre « l'immigration voulue
» (constituée par les ouvriers) et « l'immigration
imposée » (formée par les
réfugiés)56. Par ailleurs, des différences sont
aussi établies, dans l'opinion publique entre le migrant urbain et le
rural. Ce dernier est davantage stigmatisé, on se moque de ses mauvaises
conditions d'hygiène, de la promiscuité dans laquelle il vit avec
ses compatriotes, de sa mauvaise alimentation, comparée à celles
des populations françaises de l'exode rural, cinquante ans plus
tôt. De méme, en général, l'Italien du Nord sera
préféré au méridional et les hommes du
bâtiment bénéficieront d'un a priori positif quand le
commerçant sera, quant à lui, plus souvent dénoncé
comme malhonnête57. Les mêmes remarques
53 Voir à ce sujet les données
disponibles en ligne sur le site de l'INSEE.
54 P. MILZA, Voyage en Ritalie, Paris, 1993,
(p. 77 à 82).
55 Témoignage de Daniel FANTIN recueilli par O.
OSSAN pour l'exposition « Ciao Italia ! l'Italie en fête »
à l'espace Cosmopolis, Nantes (26 octobre au 1er novembre
2009).
56 G. MAUCO, Les Etrangers en France, leur
rôle dans l'activité économique, Paris, 1932.
57 P. MILZA, Voyage en Ritalie, Paris, 1993
(p. 126, 127).
sont faites dans la cour de récréation, où
les jeunes transalpins essuient des insultes sur leur qualité de «
fils de ritals magouilleurs »58.
Nous le verrons, les facteurs religieux et politiques de leur
exil pourront être propices à l'intégration des Italiens.
Cependant, face à un prolétariat politisé et
déchristianisé, ils pourront aussi être la cause d'un rejet
qui se traduit souvent par le repli sur elle-même de la
communauté. Néanmoins, le chiffre de 40 % d'étrangers
ayant obtenu la naturalisation à la veille de la Seconde Guerre
mondiale, l'infime proportion d'enfants d'immigrés optant à la
majorité pour la nationalité italienne 59 , ou encore
les nombreux mariages mixte « italo-français » 60 , nous
permettent d'observer une relativement bonne intégration des migrants
Transalpins. Par ailleurs, à cette période, les immigrés
Italiens viennent tout de même en troisième position (après
les immigrés de Belgique et de Suisse, c'est-à-dire deux pays en
partie francophones) dans l'échelle des préférences
nationales en France61. L'image de l'immigré Italien est plus
souvent négative dans les régions où le sentiment
identitaire est très fort (la Corse, malgré sa part d'histoire
italienne, en est un exemple parlant). En revanche, nos témoins
bénéficient globalement d'un bon accueil et d'une
intégration remarquable dans des régions (comme la Garonne, par
exemple) où l'apport migratoire a permis d'enrayer la
désertification alors en marche.
Luc Delmas, investi par l'ARESSLI, explique, pour ce qui
concerne la Lorraine que l'Entre-Deux-guerres voyait souvent les mussoliniens,
avec le soutien de leur consulat investir le Pays Haut62. Alain
Croix, quant à lui, étudie la situation nantaise, repérant
une organisation fasciste en place dès 1926, presque aussitôt
suivie par des critiques de la part « d'Italiens francophiles »,
c'est-à-dire anti-fascistes63. En effet, dès 1922 et
jusqu'au début de la guerre, les Italiens qui arrivent en France pour
des raisons politiques, fuient souvent le fascisme. Ils rejoignent alors des
réseaux déjà en place et reconstituent des structures
partisanes (socialistes de
58 Un intervenant d'origine italienne racontera cette
anecdote lors de la conférence sur les « Italiens de Bretagne
», de Céline EMERY, 21 novembre 2009, Rennes.
59 L. GERVEREAU, P. MILZA, E. TEMIME, Toute la
France. Histoire de l'immigration en France au XXème
siècle, Paris, 1998 (p. 46).
60 En témoignent les histoires de
François CAVANNA, (Op. Cit.) ou de Pierre MILZA (Op. Cit.) par
exemple.
61 R. SCHOR, L'opinion française et les
étrangers, Paris, 1985, cité par P. MILZA, Voyage en
Ritalie, Paris, 1993 (p. 125).
62 L. DELMAS, « Les immigrés italiens
pendant les guerres », n° 11, mai 1999, Communication
présentée au festival de Villerupt, le 28 octobre 1995) (p.8).
63 « Le « président de la colonie
italienne des Batignolles », Lino ZANNI, et son vice-président,
Natale PENCO, sont des fascistes. [...] des notables italiens créent un
fascio : ces initiateurs du fascisme à Nantes sont des
commerçants [...] c'est le gouvernement italien qui est derrière
cette offensive concertée ».
A. CROIX, Nantais venus d'ailleurs. Histoire des
étrangers à Nantes des origines à nos jours, Rennes,
2007 (p. 266).
différentes obédiences, anarchistes,
communistes, républicains) ou des organisations associatives (la
LIDU64 par exemple). Les colonies italiennes sont dès lors
parfois déchirées par un clivage qu'il ne serait pas aberrant de
désigner comme répondant à une logique de guerre civile,
pour la France méridionale en tout cas 65 . Les «
fuoriscisti » s'échappent ainsi la répression mussolinienne,
emmènent avec eux femmes et enfants, en danger dans la Péninsule.
Aucune mesure administrative n'est prise à l'encontre de ces Italiens du
côté français mais la manifestation de comportements
italophobes au sein de l'opinion se fait plus forte. Le climat est tendu pour
les immigrés italiens puisque aux tensions politiques intestines entre
fascistes et antifascistes s'ajoutent les affrontements racistes entre
Français et Italiens. Signalons cependant que les familles de «
fuoriscisti » bénéficiaient tout de même du soutien de
nombreux hommes de gauche, or, nous savons qu'ils existent dans des proportions
non négligeables parmi les hussards de la République
française. La « politisation » se fait d'ailleurs dès
l'Ecole Normale qui a pour mission de diffuser des valeurs prétendument
universelles aux maîtres Français qui devront, à leur tour,
les enseigner aux écoliers de l'Hexagone. Bien sûr, ses valeurs
diffusées par l'EN sont plus de l'ordre de la solidarité et de la
tradition républicaine que de la lutte politique. La compassion envers
les difficultés qu'ont connues les immigrés et leurs enfants est
d'ailleurs souvent signalée par nos témoins. En effet, au cours
des entretiens, ils « justifient » souvent, a posteriori, par des
raisons politiques, la décision de leurs parents de quitter la terre
mère. Les explications liées à la fuite du fascisme sont,
il est vrai, considérées comme plus valorisantes que les raisons
économiques, Pierre Milza parle ainsi de « légende noire du
fait migratoire »66. En fait, les raisons politiques et
économiques s'entremêlent souvent. Il n'est, dès lors, pas
aisé de se faire une idée juste du motif principal de
départ, analyse d'autant plus difficile que souvent les enfants
ignoraient pourquoi leurs parents s'étaient exilés. Si la fuite
du fascisme est parfois valorisée par les maîtres d'école,
on remarque aussi qu'elle a pu joué comme un frein à
l'intégration. La compassion bienveillante des instituteurs à
l'égard de familles ayant fuit l'Italie n'est pas si courante.
Si l'on cherche à déterminer le moment de la
rupture dans les relations franco-italiennes on désignera sans doute le
discours de Ciano du 30 novembre 1938 à la chambre des Faisceaux et des
Corporations. Le « plan Ciano », qui s'avère par la suite
être un cuisant échec pour le
64 La Liga Italiana dei Diritti dell Uomo (Ligue
italienne des droits de l'homme - TDLA) est constituée à
Paris en 1922.
65 L. TEULIERES, Français et Italiens
dans la France méridionale de la fin de la Grande guerre au sortir de
l'occupation : opinion et représentations réciproques,
Thèse de doctorat sous la direction du professeur P. LABORIE,
Université de Toulouse II Le mirail, 1997.
66 P. MILZA, Voyage en Ritalie, Paris, 1993
(p. 474).
camp italien, a pour but de « faciliter les nombreux
courants d'Italiens qui ont manifesté l'envie de rentrer dans la Patrie
». Mussolini tente de bloquer l'émigration, alors que le
gouvernement français augmente les naturalisations afin de pouvoir
appeler plus de soldats potentiels en vue de la guerre qui se prépare
à éclater. En fait, quelques fascistes en vue et quelques
milliers d'immigrés rentreront en Italie. Le gouvernement de Rome exige
par ailleurs l'application stricte de l'article 21 de l'armistice
franco-italien (les Italiens internés pour raison politique doivent
être rapatriés, les adversaires tout comme les partisans du
régime). Les missi dominici de Mussolini, aidés par les
fasci locaux et les missions catholiques, développent en France une
importante propagande en faveur du retour de ces immigrés67.
Retours qui s'avèrent assez conséquents dans les trois
années qui marquent les prémices de la guerre :
Années
|
Total des départs
|
Départs vers la France
|
Retours de France
|
1938
|
61
|
548
|
10
|
551
|
8 440
|
1939
|
29
|
489
|
2
|
015
|
59 877
|
1940
|
51
|
817
|
1
|
119
|
45 741
|
Tableau n° 1 : Emigration
italienne et solde migratoire entre la France et l'Italie pendant les
prémices de la Seconde Guerre Mondiale68.
Ces retours expliquent que quelques uns de nos
témoignages soient en langue italienne : après avoir
été scolarisés en France durant l'Entre-Deux-guerres, les
jeunes retournent vivre en Italie et font leur vie d'adulte là-bas. Avec
le début de la Deuxième Guerre mondiale, un grand nombre
d'émigrants italiens installés en Angleterre, en Belgique, en
Suisse ou en France doivent retourner dans leurs villes d'origine. On comptera
près de 150 000 Italiens venus de France qui traversent alors les Alpes,
prenant ainsi le chemin du retour « forcé » à la terre
mère. Cependant, durant cette période, des navires continuent,
depuis les ports de Gênes ou Naples, à alimenter l'immigration aux
Etats-Unis.
67 P. MILZA, Voyage en Ritalie, Paris, 1993
(p. 83, 84).
68 A partir des sources de l'ISTAT, P. MILZA,
Ibid. (p. 75).
|