C). L'école et la rue : deux espaces de jeu
clairement séparés ?
Tout particulièrement en France, la nation demeure le
lien des solidarités sociales, le sentiment d'appartenance à
celle-ci ne saurait donc tout à fait s'estomper. Cependant, en dehors
des institutions étatiques, n'y a-t-il pas de places disponibles pour
l'affirmation d'une identité italienne, ou plutôt « ritale
» en tant qu'elle s'inscrit dans un contexte français ? A
l'extérieur des murs des établissements scolaires, qu'en est-il
du ressenti de l'enfant d'origine italienne ? Il existe souvent, dans l'esprit
des témoins, entre le monde extrascolaire et l'univers commun des
écoliers une frontière presque imperméable : « Je ne
parlais pas de l'Italie à l'école, ni aux amis ni aux
instituteurs : lá-bas, j'étais entièrement français
»410.
Souvent, l'enfant oppose l'univers français «
sérieux » à l'univers italien de la rue, rassurant, familial
et ludique411. Nous l'avons vu dans les témoignages, la
réponse aux insultes de la cour de récréation est
fréquemment violente et les provocations ont souvent lieu en dehors de
l'enceinte de l'école et de ses règles strictes. Citons encore
l'exemple, décidemment fort éclairant, de François
Cavanna, qui vit dans la rue Sainte-Anne de Nogent-sur-Marne, essentiellement
habitée par des Italiens, mais, qui est scolarisé dans une
école où les immigrés sont peu nombreux. Pourtant issu
d'un couple mixte, il explique :
« Quand je suis à l'école [...] j'oublie
tout ce qui n'est pas l'école. [...] J'ai des copains d'école,
avec qui je me marre bien, avec qui je me tabasse à l'occasion, mais qui
disparaissent de ma vie dès que je suis sorti de là. On dirait
que ces mecs de l'école n'existent pas en dehors de l'école.
Jamais j'en rencontre un quand je fais le con avec les autres
traîne-patins dans les rues de Nogent. »
Dans son entretien avec Marie-Claude Blanc Chaléard,
Zina Mutti évoque, elle aussi, son sentiment d'avoir connu deux vies
bien séparées durant son enfance. Une fois franchies les bornes
de son territoire scolaire, l'environnement devient exclusivement
italien412. Les enfants de migrants se fréquentent entre eux
et parlent souvent italien ou même le dialecte local. Marie-
410 Entretien avec Mario MERLO, (1er décembre
2009 -- Basse Goulaine).
411 « La situation d'émigré vient
rendre ce repli sur [...] la privauté et le foyer plus nécessaire
encore, puisque le foyer devient le recourt essentiel dans une situation
où tout, au dehors, semble étrange et étranger
».
Dans D. SCHNAPPER, « Centralisme et
fédéralisme culturels : les émigrés italiens en
France et au EtatsUnis », Annales ESC, n°5, septembre et octobre 1974
(p. 1154).
412 « Ma vie a été partagée entre mes
parents, qui avaient leurs coutumes et l'école où nous vivions
à la française ».
Entretien entre Laurent Gervereau et Albert Uderzo.
L. GERVEREAU, P. MILZA et E. TEMIME, Toute la France.
Histoire de l'immigration en France au XXème
siècle, Paris, 1998 (p. 55).
140 Claude Blanc-Chaléard précise que ce
sentiment de séparation est « différent de ce que nous avons
signalé pour Paris, où les jeunes étaient entre eux sans
avoir l'impression d'être coupés des autres »413.
La violence est donc à la fois verbale et physique. Nous l'avons dit,
elle est souvent le déclencheur des progrès en français de
nos témoins à la recherche de réponses cinglantes à
ces situations violentes. La vie quotidienne de l'écolier et son
activité sur les terrains de jeux et dans la rue sont donc parfois
ressenties comme deux univers sans lien l'un avec l'autre. En
général, cette attitude s'explique par le fait que les camarades
de jeu de la rue ne sont pas les mêmes que les écoliers avec
lesquels jouent les enfants d'immigrés. Dès lors, certains
témoins font remarquer que leur identité même change selon
le contexte. Maria me livre d'ailleurs cette phrase lourde de signification :
« à l'école j'étais Française, en dehors,
j'étais Italienne »414. Dès lors, on peut
s'interroger sur la signification de cette remarque : l'institution scolaire
serait-elle le lieu de la France alors que la rue appartiendrait à
l'Italie ? En tout cas, beaucoup de témoins fréquentent les
Français à l'école, alors que le monde extérieur
est italien. Cette ambivalence communautaire se révèle
fréquemment dans la pratique du sport, activité plus souvent
pratiquée par les garçons. En conséquence de quoi il
apparaît que, si les filles n'en sont pas exemptées, les espaces
de jeu différenciés sont souvent masculins, d'autant que les
garçons ont plus souvent et plus tôt l'autorisation de sortir
jouer à l'extérieur415. Souvent, le milieu familial
supportant les équipes transalpines, les enfants du foyer vont investir
cette identité italienne, caractéristique valorisante au vue des
succès sportifs de la péninsule. Parlant des « ritals »
de la communauté saumuroise, Laurent Garino explique ainsi :
« Quelquefois, ils exposaient même leur
nationalité, heureux de parler de ce qui se faisait en Italie, surtout
si c'était mieux qu'en France. Le sport leur offrait, à cette
époque, de belles occasions de le faire. La Squadra Azzura rafle
à deux reprises, en 1934 et en 1938, la coupe du monde de football, et,
dans l'après-guerre, le Tour de France et les autres classiques
cyclistes se déclinent en vert, blanc, rouge, avec les Bartali, Coppi...
»416.
Jean Burini nous révèle un autre
élément qui pourrait nous laisser penser que la thèse de
deux espaces communautaires différenciés entre rue et
école n'est pas à éliminer. Au cours de l'année
1954, avec son instituteur Monsieur Romac, Jean et ses camarades
rédigent un mensuel,
413 M-C BLANC-CHALÉARD, Les Italiens dans l'Est
Parisien. Une histoire d'intégration (années 1880- 1960),
Rome, 2000 (p. 371).
414 Entretien avec Maria C. (24 novembre 2009 -- Nantes).
415 « On faisait des concours de course, donc, si tu
arrivais le premier, on te disait « ouais mais lui c'est un macaroni !
» ».
Entretien avec Jean BURINI, (14 janvier 2010 -- Vigneux).
416 L. GARINO, La charrette à bras, Histoire des
Italiens de Saumur, Laval, 2006 (p. 148, 149).
141 « Joyeux Ecoliers », qu'ils vendent pour vingt
francs. Dans ce journal, les enfants racontent des histoires inventées
ou des anecdotes qu'ils ont vécues (sorties scolaires, jeux avec leurs
amis...), ils font des relevés
météorologiques417 ou des articles sur le baguage des
oiseaux... Tous ces récits sont accompagnés de dessins ou de
linos. Citons ici une des rédactions qui a particulièrement
retenu notre attention. En effet, Robert Licitar, alors âgé de
treize ans, fait ici un récit écrit en français pour la
narration et en italien pour les dialogues :
« Les flammes montaient vers le ciel, puis le feu
s'éteignit. Mon camarade Dignasio qui voulait se reposer s'assit sur une
pierre du foyer qui était encore chaude. Tout à coup, je
l'entendis hurler comme un fou. Je lui demandais ce qu'il avait, il me
répondit : « mi sono bruciato una cocia » (je me suis
brûlé une cuisse) »418.
Outre l'élément révélateur de
l'utilisation du français à l'école, et de l'usage de la
langue italienne au dehors des institutions républicaines, on remarque
que, même au sein de la classe, il apparaît parfois admis que la
double culture des enfants existe et qu'elle a sa place dans un devoir
scolaire. Cependant, s'il n'en est pas moins intéressant, nos autres
témoignages révèlent que ce « bilinguisme »
franco-italien dans les rédactions d'école fait figure
d'exception.
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