D). L'apprentissage de l'italien comme besoin d'une
reconnaissance identitaire.
La réussite de ces enfants est, parfois,
particulièrement visible en cours d'italien dans l'enseignement
supérieur, à condition, bien sür, qu'ils aient l'occasion et
les capacités de continuer leurs études jusque là. Chez
ceux qui n'ont jamais appris la langue maternelle de leurs parents, le
désir d'étudier l'italien est fréquent. Effectivement, la
« fidélité linguistique » ne va pas de soi chez les
migrants qui nous intéressent ici : la faiblesse de la prégnance
de la langue italienne est maintes fois soulignée a posteriori par leurs
rejetons. Nombreux sont les enfants d'immigrés transalpins à
éprouver cette nécessité de revenir aux racines par
l'intermédiaire de l'apprentissage de la langue de Dante. S'ils ne la
pratiquent pas dans les écoles et collèges de
417 Document annexe n° 11 (« Joyeux écoliers
», journal mensuel de la classe de Jean Romac, école de
garçons Poincaré de Villerupt, janvier-février 1954).
418 Robert LICITAR dans « Joyeux écoliers »,
Ibid.
(Voir en document annexe n°10 le texte complet).
France, ils l'apprendront plus tard : à Nantes, par
exemple, de nombreux témoins iront aux cours du soir du Consulat de la
rue Contrescarpe, à Saint-Nazaire, des leçons sont données
à l'IUT419.
La langue d'origine a été remplacée dans
les familles endogènes transalpines par un parler mixte bricolé
avec de l'italien, du « dialetto » et du français, ajoutons
que vient parfois s'ajouter à ce mélange des
éléments de patois local français. Cet idiome particulier
est étudié par Jean-Charles Vegliante qui emploie le terme de
« lingua spacà », ce qui signifie à la fois double,
brisée, et traduit, selon lui, « la dualité et le
déchirement d'un parler mixte, en même temps que la
fidélité à l'origine régionale de la langue
maternelle »420. Même parmi les Italiens porteurs des
différentes langues de la Péninsule, le français a fait
fonction de parler véhiculaire commun puisque la langue italienne, peu
parlée dans les milieux populaires, ne peut que rarement remplir cette
fonction. L'historien spécialiste de l'Italie Pierre Milza évoque
sa propre expérience lorsque, à la recherche de ses racines, il
choisit d'étudier l'italien au lycée. Dans son quartier du
Temple, à Paris, les immigrés sont bien présents mais
viennent surtout de Roumanie, de Pologne ou encore de Russie421. Il
exprime ainsi ce choix lui permettant un premier pas vers ses racines
transalpines :
« Bon élève en anglais sans me donner
beaucoup de mal, je décidai de présenter l'italien en
première langue au bac, ce qui eut des effets catastrophiques sur ma
prestation de juin et me contraignit à [...] préparer la session
de septembre »422.
Scolairement, le choix de l'apprentissage de l'italien, pour
qui n'a pas étudié au préalable la langue, est donc
parfois une erreur, mais, cette décision permet la reconstruction, voire
parfois même la construction, d'une identité italienne souvent
dissimulée jusque là pour faciliter l'intégration dans la
première partie de l'enfance. Plus rarement, certains parents semblent
être à l'origine de la décision de transmettre à
leur enfant l'usage correct de l'italien. Ainsi, Daniel Fantin, issu d'un
couple mixte, prend des cours de langue jusqu'à ses douze ou treize ans
les
419 « J'ai suivi deux ans des cours d'italien à
l'IUT pour ne pas perdre ma langue natale ». Questionnaire de
Giovanna, 2010.
420 J-C. VEGLIANTE « le problème de la langue : la
« Lingua Spacà » », acte du colloque franco-italien sur
« L'immigration italienne en France dans les années 20 »,
Paris, 1987, 385 p.
Voir aussi à ce sujet la thèse de psychologie
clinique et pathologie de F. STORTONI, Clinique contemporaine des
Français d'origine italienne, une posture complexe : « Je suis
Français... mais mon père était italien... »
sous la direction des professeurs T. NATHAN et R. CHATTAH, Paris et
Bologne, 2007.
421 « Ma famille habitait dans un quartier de Paris
où les Italiens étaient peu nombreux et, à la maison, tout
le monde parlait français. J'ai appris l'italien dans la méthode
Assimil, à la fin des années 1940. » Dans Ouest France,
« Ces immigrés Italiens qui ont bâti la France »,
entretien de A. GUYOT avec P. MILZA, mai 2008.
422 P. MILZA, Voyage en Ritalie, Paris, 1993 (p. 20).
jeudi après-midi au Consulat de Nantes, me
précisant « qu'à l'oral, c'était une catastrophe
»423. François Cavanna connaît sensiblement le
même besoin de reconnaissance identitaire que celui narré plus
haut par Pierre Milza : issu lui aussi d'une famille mixte, il parle uniquement
français à la maison et dit l'avoir regretté dès
son enfance424. A dix ans, il décide d'apprendre l'italien
:
« Je me suis acheté un « Assimil » [...]
mais c'est le vrai beau académique, quand je dis une phrase à
papa, en mettant bien l'accent comme c'est dit dans le bouquin, il me regarde
comme si je lui faisais peur »425.
Nous sommes là en plein coeur d'une
problématique majeure en ce qui concerne les relations familiales et la
recherche d'identité de la « seconde génération
». Le conflit intergénérationnel est, en effet, encore plus
prégnant dans les familles d'immigrés que chez les
Français. Le migrant italien se heurte à son enfant
déjà très « francisé » et
l'incompréhension apparaît, d'un côté comme de
l'autre. Au décalage de génération s'ajoute de lourdes
différences de culture entre les enfants et leurs géniteurs. Ces
différences sont particulièrement bien analysées par
Pierre Milza qui explique que « aussi complète qu'ait
été la fusion, les fils d'immigrés portent en eux non
seulement les traces d'une première socialisation effectuée au
sein d'un milieu familial encore très fortement imprégné
d'italianité, mais aussi les stigmates des conflits qui ont pu opposer
les normes sociales en vigueur dans cette micro communauté et celles du
pays d'accueil, imposés par les enfants français du même
âge et par les représentants des institutions auxquelles ils ont
été soumis, en premier lieu, l'institution scolaire
»426. Si, bien souvent, l'adulte souhaite une bonne
intégration de son enfant à la société
française, il se trouve, en effet, démuni face à
l'attitude de celui, qui, malgré leurs liens de sang, lui semble
désormais un étranger427. Par ailleurs, cet exemple de
l'enfant qui, ayant appris l'italien, se retrouve déçu de ne pas
comprendre le patois de ses géniteurs est fréquent. De
même, certains témoins regrettent qu'on leur ait parlé en
patois à la maison mais jamais en italien. Citons ainsi, WM qui
évoque les amis de ses parents :
423 Entretien avec Daniel FANTIN (29 janvier 2010 -- Vertou).
424 « A la maison, on parle français. Enfin,
maman et moi. Papa fait ce qu'il peut. Dommage. J'aurai tant voulu parler le
dialetto ! ».
Dans F. CAVANNA, Les Ritals, Paris, 1978 (p.
52).
425 Ibid. (p. 53).
426 P. MILZA, Voyage en Ritalie, Paris, 1993 (p.
486).
427 La même observation est faite, en 1951, par les
enquêteurs de l'INED :
« Le développement et l'intégration de
ses enfants accroissent encore le sentiment qui domine dans sa conscience.
Sentiment de différences par rapport au milieu récepteur, par
rapport enfin, à ses enfants, qu'il pousse avec loyauté dans la
voie qui les sépare de lui ».
Dans A. GIRARD et J. STOETZEL, Français et
immigrés. L'attitude française. L'adaptation des Italiens et des
Polonais, Paris, 1953 (p. 114).
« A Moissac, ils étaient entre trente-cinq et
quarante-cinq, toujours d'Emilie-Romagne. Quand il y en a qui venaient à
la maison, ils parlaient toujours en patois. Du coup les enfants en italien :
zéro ! J'en ai voulu à ma mère qu'elle ne m'ait pas
parlé en italien mais bon ... »428.
L'idiome d'origine des pères est en effet, souvent
d'ailleurs à la demande des instituteurs, utilisé uniquement lors
des contacts extérieurs, festifs ou professionnels. Simone Iemmi a, elle
aussi, été « contrainte » à parler
français à l'école comme à la maison, mais il est
intéressant de rapporter ici son témoignage puisqu'elle
développe un discours critique quant à ce choix
pédagogique. Elle déplore l'utilisation systématique de la
langue de son pays d'accueil au sein du foyer familial, pourtant italien des
deux côtés de ses géniteurs :
« Anche perché i genitori parlavano francese per
volontà d'integrazione. Io mi ricordo che i miei genitori parlavano
sempre in francese, soltanto la nonna parlava italiano, ma avevano questa
voglia di essere come gli altri dunque facevano lo sforzo di parlare in
francese. [...] è stato un sbaglio. Il francese uno lo impara sempre, lo
vediamo adesso con gli altri immigrati, era meglio parlare in italiano, a casa,
perché noi, l'italiano lo abbiamo perso ma i portoghesi non hanno perso
il portoghese, gli arabi non hanno perso l'arabo, perché in casa parlano
la lingua madre, e poi a scuola parlano il francese, dunque sono veramente
bilingue. Noi no. »429.
Soulignons que, globalement, c'est à l'adolescence que
naît la volonté d'apprendre la langue maternelle qui serait
d'ailleurs bien souvent plus juste, pour nos témoins, de nommer «
la langue paternelle ». Processus classique que celui de l'adolescent
d'origine italienne qui, après avoir parfois renié ses origines
étrangères, affirme et même improvise une «
italianité » a posteriori.
Les associations d'Italiens pullulent en France aujourd'hui,
créées par volonté culturelle ou communautaire, elles sont
souvent le fruit des initiatives d'immigrés italiens de la «
seconde
428 Entretien avec WM (27 octobre 2009 - Sainte Marguerite).
429 « Mes parents parlaient français dans un
objectif d'intégration. Je me souviens que mes parents parlaient
toujours en français, seule ma grand-mère parlait italien mais
ils avaient cette volonté d'être comme tout le monde, donc ils
faisaient l'effort de parler français. [...] ce fut une erreur. Le
français, on peut toujours l'apprendre, on le voit de nos jours avec les
autres immigrés, il aurait été préférable de
parler en italien, à la maison, parce que nous, l'italien, nous l'avons
perdu mais les Portugais n'ont pas perdu le portugais, les Arabes n'ont pas
perdu l'arabe, parce que à la maison ils parlent la langue maternelle,
et ensuite à l'école, ils parlent le français. Ainsi, ils
sont vraiment bilingues. Nous, non ». TDLA.
Témoignage de Simone IEMMI, dans A. CANOVI, Cavriago
ad Argenteuil, Migrazioni CommunitàMemorie, Cavriago,
1999.
génération », Walter Buffoni par exemple, est
le fondateur de l'association « France -- Italia " qui regroupe les
Italiens implantés à Saint-Nazaire.
Pour ce qui concerne l'apprentissage de l'idiome originaire de
la famille, deux étapes se dégagent : la première, nous
l'avons vu, se situe à la période du passage à la vie
d'adulte ; la deuxième, au moment de la retraite. Effectivement,
nombreux sont les témoins à s'être inscrits à ce
moment là dans des associations italiennes et à avoir appris la
langue de leurs aïeux une fois leur quotidien libéré des
contraintes impondérables à la vie de tout travailleur. C'est
aussi souvent à cette période que va se transmettre le relais
historique intergénérationnel par le récit aux enfants ou
aux petits enfants du « sang italien qui leur coule, à eux aussi,
dans les veines "430.
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